Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PHOTOGRAPHIE IMPRESSIONNISTE[1]

54-Photographie impressionniste l’est une mode nouvelle dans le domaine de la photographie amateur et artistique – plus qu’une mode, une tendance et une école, un nouveau style, image de l’esprit du temps, comme dans les arts véritables.

Le temps des grandes photos de groupes, des compositions monumentales, est terminé. Cette photographie d’un nouveau genre, apparue au début dans des illustrés allemands et français, mais qu’on voit désormais chez nous aussi, cherche le grand dans le petit.

On pourrait la qualifier de photographie impressionniste, parce que l’intérêt de la prise de vues ne réside pas dans l’objet, mais dans l’œil du preneur de vue et son idée capricieuse quand il a aperçu un détail paraissant insignifiant, parmi les plans importants.

Au lieu de l’entrée solennelle des rois, portraits de miss monde, métropoles saisies à vol d’oiseau depuis un zeppelin, paysages du Pôle Nord, troupeaux de baleines et d’éléphants, une cigarette à demi fumée, se consumant au bord d’un cendrier.

Le nez d’un petit garçon qu’il presse contre la vitre, pour mieux voir l’étalage.

Un bout de papier sur la table vibre sous l’effet du vent.

Un unique bouton de fleur s’ouvrant au coin du lit, de près, dans le faisceau d’un unique rayon de soleil qui en éclaire le calice.

Un chapeau d’homme brillant à la patère dans l’antichambre. Une fiole sur une table de toilette, un fer à friser, un gant oublié.

Des traces de pieds dans le sable, entre des galets.

Puis des photos encore plus intéressantes, qui présentent un détail d’un objet ordinaire, quotidien, de façon telle qu’au premier instant on l’identifierait à un objet différent.

Des poils dans une brosse à cheveux, de tout près. Si tu les regardes, tu crois reconnaître une forêt de pins, avec de hautes futaies dressées vers le ciel. (Bien sûr, à condition qu’on te montre l’image dans un agrandissement convenable.) Chaîne de montagnes enneigée, avec des ravins étourdissants, en fait le coin cassé d’une tartine beurrée – un horrible dragon de l’au-delà, un monstre apocalyptique sème la panique sur l’image, jusqu’à ce qu’il s’avère que le photographe moderne a un peu agrandi la tête d’une cigale stridulant ou d’un insecte minuscule.

Récemment, dans un magazine allemand, une série de photos prises sur un match des plus célèbres champions de tennis, a récolté un énorme succès. Sur les images on ne voit pas les deux champions, seulement les ombres qu’ils projetaient pendant le jeu sur le court : des traits et des taches grotesques, bizarres, caractéristiques, auxquelles personnes n’avait songé jusque-là, qui pourtant incarnent pleinement la personnalité des joueurs, peut-être même mieux que si on les avait placés face à l’appareil.

Nous pensons que ce nouvel art a de l’avenir.

Chez nous les amateurs tâtonnent encore gauchement. Leurs yeux ne sont pas encore habitués à remarquer, vaillamment et sans partialité l’opportunité artistique dans d’infimes motifs.

Soutenons-les.

Messieurs et Mesdames photographes, je vous propose quelques sujets, cherchez-les, saisissez-les, attrapez-les.

Veuillez photographier, puisqu’il s’agit d’ombres, ne serait-ce qu’une minuscule portion de l’ombre projetée dans l’avenir de ces temps meilleurs dont parlent nos députés enthousiastes.

Le poids qui nous tombera du cœur, si la prédiction se réalise.

Si tu photographies un homme politique, ne le prends pas en entier, ni même tout son visage, c’est trop rabâché. Photographie plutôt son échine ployée.

Photographie l’unique planche de salut que nous tentons d’attraper jour après jour.

Juste le nez, avant que ça saigne.

Juste la patte du fonctionnaire, bien graissée.

Vois la poutre et n’exagère jamais la paille. L’impressionnisme ne connaît pas les différences dans la valeur et l’importance – une petite mite ou un grand diplomate lui sont pareillement chers, comme à Dieu. (À nous, partiaux, le plus petit des deux nuisibles plaît davantage, évidemment.)

Donc, photographie l’ongle du petit doigt de l’apprenti couvreur qui se jette dans le Danube, s’agrippant à la rambarde du pont.

Le couteau dans la poche de l’amoureux jaloux, à demi ouvert.

Au galant honnête de pied en cap – ses pieds et son cap. Entre les deux, on ne sait jamais.

Les lobes des oreilles de ton amour, éventuellement son souvenir sur le canapé, après qu’un représentant en automobiles te l’a enlevée. La clé dans la serrure pendant qu’elle tourne, celle avec laquelle le représentant en question sera bouclé. Un morceau du sol qui glisse sous les pieds de ta maîtresse, pendant qu’elle t’explique que c’est toujours toi qu’elle a aimé, c’est pourquoi elle t’est revenue.

Notre ancienne gloire évanouie. (Clair-obscur.)

Et pour finir, si tu veux photographier une bagatelle totalement insignifiante, photographie un auteur dramatique aux yeux d’un confrère.

 

Színházi Élet, 1930, n°36.

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[1] Un texte très proche a paru dans Az Est  en décembre 1931