Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PHOTOGRAPHIE
IMPRESSIONNISTE[1]
’est une mode nouvelle dans le
domaine de la photographie amateur et artistique – plus qu’une
mode, une tendance et une école, un nouveau style, image de
l’esprit du temps, comme dans les arts véritables.
Le temps des grandes photos de groupes, des
compositions monumentales, est terminé. Cette photographie d’un
nouveau genre, apparue au début dans des illustrés allemands et
français, mais qu’on voit désormais chez nous aussi,
cherche le grand dans le petit.
On pourrait la qualifier de photographie impressionniste, parce que
l’intérêt de la prise de vues ne réside pas dans
l’objet, mais dans l’œil du preneur de vue et son idée
capricieuse quand il a aperçu un détail
paraissant insignifiant, parmi les plans importants.
Au lieu de l’entrée solennelle
des rois, portraits de miss monde, métropoles saisies à vol
d’oiseau depuis un zeppelin, paysages du Pôle Nord, troupeaux de
baleines et d’éléphants, une cigarette à demi
fumée, se consumant au bord d’un cendrier.
Le nez d’un petit garçon
qu’il presse contre la vitre, pour mieux voir l’étalage.
Un bout de papier sur la table vibre sous
l’effet du vent.
Un unique bouton de fleur s’ouvrant
au coin du lit, de près, dans le faisceau d’un unique rayon de
soleil qui en éclaire le calice.
Un chapeau d’homme brillant à
la patère dans l’antichambre. Une fiole sur une table de toilette,
un fer à friser, un gant oublié.
Des traces de pieds dans le sable, entre
des galets.
Puis des photos encore plus
intéressantes, qui présentent un détail d’un objet
ordinaire, quotidien, de façon telle qu’au premier instant on
l’identifierait à un objet différent.
Des poils dans une brosse à cheveux,
de tout près. Si tu les regardes, tu crois reconnaître une
forêt de pins, avec de hautes futaies dressées vers le ciel. (Bien
sûr, à condition qu’on te montre l’image dans un
agrandissement convenable.) Chaîne de montagnes enneigée, avec des
ravins étourdissants, en fait le coin cassé d’une tartine
beurrée – un horrible dragon de l’au-delà, un monstre
apocalyptique sème la panique sur l’image, jusqu’à ce
qu’il s’avère que le photographe moderne a un peu agrandi la
tête d’une cigale stridulant ou d’un insecte minuscule.
Récemment, dans un magazine
allemand, une série de photos prises sur un match des plus
célèbres champions de tennis, a récolté un
énorme succès. Sur les images on ne voit pas les deux champions,
seulement les ombres qu’ils
projetaient pendant le jeu sur le court : des traits et des taches
grotesques, bizarres, caractéristiques, auxquelles personnes
n’avait songé jusque-là, qui pourtant incarnent pleinement
la personnalité des joueurs, peut-être même mieux que si on
les avait placés face à l’appareil.
Nous pensons que ce nouvel art a de
l’avenir.
Chez nous les amateurs tâtonnent
encore gauchement. Leurs yeux ne sont pas encore habitués à
remarquer, vaillamment et sans partialité l’opportunité artistique
dans d’infimes motifs.
Soutenons-les.
Messieurs et Mesdames photographes, je vous
propose quelques sujets, cherchez-les, saisissez-les, attrapez-les.
Veuillez photographier, puisqu’il
s’agit d’ombres, ne serait-ce qu’une minuscule portion de
l’ombre projetée dans l’avenir de ces temps meilleurs dont
parlent nos députés enthousiastes.
Le poids qui nous tombera du cœur, si
la prédiction se réalise.
Si tu photographies un homme politique, ne
le prends pas en entier, ni même tout son
visage, c’est trop rabâché. Photographie plutôt son
échine ployée.
Photographie l’unique planche de
salut que nous tentons d’attraper jour après jour.
Juste le nez, avant que ça saigne.
Juste la patte du fonctionnaire, bien
graissée.
Vois la poutre et n’exagère
jamais la paille. L’impressionnisme ne connaît pas les
différences dans la valeur et l’importance – une petite mite
ou un grand diplomate lui sont pareillement chers, comme à Dieu.
(À nous, partiaux, le plus petit des deux nuisibles plaît
davantage, évidemment.)
Donc, photographie l’ongle du petit
doigt de l’apprenti couvreur qui se jette dans le Danube,
s’agrippant à la rambarde du pont.
Le couteau dans la poche de
l’amoureux jaloux, à demi ouvert.
Au galant honnête de pied en cap
– ses pieds et son cap. Entre les deux, on ne sait jamais.
Les lobes des oreilles de ton amour,
éventuellement son souvenir sur le canapé, après
qu’un représentant en automobiles te l’a enlevée. La
clé dans la serrure pendant qu’elle tourne, celle avec laquelle le
représentant en question sera bouclé. Un morceau du sol qui
glisse sous les pieds de ta maîtresse, pendant qu’elle
t’explique que c’est toujours toi qu’elle a aimé,
c’est pourquoi elle t’est revenue.
Notre ancienne gloire évanouie.
(Clair-obscur.)
Et pour finir, si tu veux photographier une
bagatelle totalement insignifiante, photographie un auteur dramatique aux yeux
d’un confrère.
Színházi
Élet, 1930, n°36.