Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
FANTÔMES
ET ESPRITS
Dreyfus
es fantômes hantent partout l’Europe depuis
quelques mois, enroulés dans des feuilles de journaux, ils traversent
aussi les tréteaux des théâtres et apparaissent sur
l’anneau lumineux de l’écran sonore[1]. Un capitaine français à
lunettes, le héros principal, un commandant pâle et fanatique, un
colonel au cou tranché, et un homme morne parmi eux avec sa tête
barbue, le seul qui n’avait ni raison ni besoin de persister et vivre
dans ce musée de cire, tel un revenant : Émile Zola, un
Esprit parmi les fantômes, aussi actuel en sa qualité
d’être vivant que dans celle de fantôme, une
réalité vivante même sans eux, plus vivante même que
le héros, qui en fait n’est pas encore mort,.
Et pourtant, à travers les draps en
papier journal et les films sonores, masques de comédiens et lieux
communs des romans, on a l’impression que c’est le visage
d’Émile Zola que reflète le moins la honte gênée
d’être obligé de rejouer cette comédie, cette fois
même pas entre des partis opposés, mais devant la plèbe
avide d’amusements. Ce visage a l’air de dire : je n’ai
pas honte et je ne regrette pas
même ici le rôle, d’être non un Esprit mais un
fantôme au milieu d’autres fantômes ordinaires, dans cette
panoplie de foire – c’est de
mon plein gré que je me trouve encore ici – prêt
à échanger une fois de plus l’immortalité
apollinienne du Panthéon illustre contre cette immortalité de
Érostrate – encore et sans cesse, car je vois qu’on a toujours besoin d’actes
plutôt que de mots, de donner l’exemple plutôt que
prêcher des paraboles.
Et l’âme dubitative, guettant
vers l’arrière, reconnaissant sous le drap brut et dans ses
socques poussiéreux ce vagabond silencieux, venant en face, elle lui
demande encore timidement, les yeux baissés : où vas-tu,
Maître ? Et Il répond : je vais à Paris, je vais
à Berlin, je vais à Budapest, devant la cour martiale, pour
qu’on me recloue sur la croix, parce qu’on met encore en doute ce
qui est plus important que tout, que moi : la vérité.
*
« J’ai peut-être
procuré autant de gloire aux Français, avec mes livres, que ces
messieurs les militaires – et pourtant je déclare et je maintiens
solennellement ceci : je préfère que périsse
jusqu’à la dernière ligne même le souvenir des livres
que j’ai écrits, si c’est le prix de faire valoir ma
conviction – que reste à la place des livres une unique phrase,
que je clamerai jusqu’à mon dernier souffle : Alfred Dreyfus
est innocent ! »
Ce cri par lequel Émile Zola a achevé
une des plaidoiries de son procès en diffamation, on a l’habitude
d’y louanger la beauté et le courage des âmes enthousiastes.
Moi j’admire et je respecte la clarté et la logique
évidentes de ce discours.
*
Cette logique est si simple.
Si simple. On penserait que depuis
qu’il a été prononcé, ce cri a dû devenir un
lieu commun généralement reconnu, définitivement
réglé, rendant tout débat inutile – quelque chose
comme le théorème de Thalès, le principe
d’Archimède ou l’équation binomiale, que l’on
enseigne à l’école ; une vérité simple,
indépendante de la conception philosophique ou politique des
époques successives.
La puissance de l’État
condamne un citoyen de cet État.
Quelqu’un découvre que ce
citoyen est innocent. Il rend public ce qu’il a découvert, donc
tous les citoyens de l’État acquièrent tout au moins le soupçon que le condamné
est éventuellement
innocent : qu’il le veuille ou non, chacun est obligé de
méditer ce problème.
La question se pose
désormais : y a-t-il, peut-il exister, est-il logiquement
imaginable qu’un point de vue, un intérêt soit plus important, en
général ou pour des raisons d’actualité, que la
clarification de ce cas.
Dans le cadre de l’État, et
justement exclusivement dans le cadre
de l’État (ceci découle de la notion de
l’État, indépendamment de savoir si ce sont des forces
dictatoriales ou démocratiques qui maintiennent ensemble cet
État) on ne peut pas imaginer un point de vue ou un intérêt
plus important, simplement parce que si l’État a été
créé et existe, c’est parce que les gens ressentaient et
ressentent toujours un besoin qu’existe une institution légitime
dans le cadre de laquelle on ne puisse pas condamner des innocents pour le
crime d’autrui.
La nature libre sait condamner des
innocents, il n’est pas besoin pour cela de quelque chose d’aussi
artificiel que l’État.
Si quelqu’un réplique
là-dessus que l’État ou la nation, voire – tabou
sacré ! – l’espèce, a "des
intérêts supérieurs" : qu’on n’a pas
le droit de compromettre l’armée pour complaire à un seul
homme misérable, aie-t-il eu raison, parce que l’armée
défend la nation et l’espèce, et elle est également
prête à leur sacrifier innocemment sa vie – alors la logique
lui répond doucement mais impitoyablement : merci beaucoup, mais un
État dans lequel au vu et au su de tous il est possible de condamner des
innocents, n’est plus un État, une nation qui n’est pas
maintenue unie par la vérité vitale de la nation, n’est
plus une nation, il ne vaut donc plus la peine de les défendre, ni avec
une armée ni par son sacrifice. Et cet "homme unique", compte
tenu du fait indéniable que l’État et la nation et
l’espèce sont constitués exclusivement de tels hommes
uniques, est donc quelque chose de plus important car il a existé avant et veut subsister plus longtemps que
l’État, la nation et l’espèce. On peut mourir
innocent pour la patrie sans qu’il y ait
une contradiction, parce que la patrie représente aussi de tels
"hommes uniques" : nos
fils pour lesquels nous voulons la sauvegarder – mais on ne peut pas
mourir innocent à cause de la
patrie, parce que cela signifierait que la patrie a cessé
d’être celle des hommes –
l’orang-outang ou le hanneton n’ont pas besoin de patrie.
Zola a jeté l’œuvre de sa
vie dans la balance, pour la vérité et la justice d’un
unique homme gris, pour lui inconnu et indifférent ; ce geste
s’interprète clairement : pour une société dans
laquelle on peut condamner un innocent et qui tolère sciemment cela, il
ne vaut pas la peine d’écrire des livres, parce qu’une telle
société ne peut pas comprendre les livres – elle a perdu la
clef, le dictionnaire, la connaissance de la signification des mots, qui
donnent un sens aux lettres inertes entre des gens qui se comprennent.
*
On croirait…
Mais voilà, on se tromperait.
Et de cette façon, ce Hamlet de
notre temps ayant été redécouvert parmi les
fantômes, il ne peut même pas intervenir :
« apaise-toi, esprit révolté », car en
regardant autour de lui, au parterre du théâtre et dans les
feuilles des journaux, il comprend que non seulement le comédien, mais
le public aussi joue au fantôme.
Que les bonnes âmes louangent le
Seigneur : les douze coups de minuit ont sonné, lorsque tu te
croyais en plein jour.
Ceux qui sont assis et discutent au
café au sortir du théâtre, ne sont-ils plus les mêmes
qu’en mille neuf cent quatre et six, aux galeries du procès de
Dreyfus, du procès de Esterházy, du procès de Zola,
à la révision du procès de Dreyfus ? Est-ce que ce ne
sont pas les mêmes journalistes qui écrivent, de droite comme de gauche, les articles ironiques, colériques et
menaçants les uns contre les autres à propos du souvenir du procès de Dreyfus, comme si
l’affirmation que deux fois deux font quatre pouvait être
éclairée par la droite ou par la gauche, en y ajoutant ou en y
ôtant quelque chose ?
Je lis dans un journal que des journaux
ignobles et destructeurs ameutent une fois de plus contre
l’autorité et la morale chrétiennes, en exhumant
l’affaire Dreyfus.
En outre tout ce qui subsiste d’une
longue analyse d’un journal confessionnel juif c’est que
l’affaire Dreyfus n’a rien à voir avec le problème de
l’innocence et de la culpabilité, globalement, puisque tout ce que
l’on en apprend c’est que les Juifs sont persécutés
par les Chrétiens. (Par Zola, par exemple ?)
Un de mes jeunes et talentueux
confrères, dans sa glose spirituelle, épicée de paradoxes,
bien qu’il n’en veuille pas à Zola (c’est bien aimable
de sa part) d’avoir pris le parti de Dreyfus, comprend en revanche
très bien la conception selon laquelle une grande nation ne souhaite pas
risquer son prestige pour la seule raison qu’il n’arrive rien
d’indigne à un citoyen insignifiant.
Manifestement mon excellent confrère
ressent comme aristocratique et supérieure cette dualité
"compréhensive", et il serait très étonné
si, en tirant les conséquences de son opinion, je démontrais que
sa "conception" est en parenté avec une seule vision du monde,
et cette vision est celle du communisme.
Pourtant c’est bien le cas.
*
Sur la base des réflexions ci-dessus
on pourrait en effet tirer en principe
les conclusions à partir des relations de l’homme avec la
société, que l’homme doit à la société
non seulement sa vie et son sang, mais aussi son honneur, alors que la
société ne doit rien à l’homme. La seule
façon de tirer une telle conclusion n’est possible que si je rejette
le concept de l’homme en tant qu’être autonome, et je
considère l’individu comme étant une partie infime de
quelque Monstre Imaginaire gigantesque, non encore décrit par la
zoologie, que l’on appellerait la Société. Bien sûr,
si je pense aux cellules qui composent mon corps, je trouve moi aussi naturel
de souhaiter que crève parmi elles, innocente ou coupable,
n’importe laquelle, à condition que je n’aie à
souffrir d’aucun mal – je ne reconnaîtrais sûrement pas
que c’est moi qui suis au service de mon foie et non mon foie à
mon service. Mais il se trouve que jamais personne n’aurait eu
l’idée, en prenant une mauvaise métaphore boiteuse pour
argent comptant, d’imaginer une
telle relation entre homme et société comme réalité, jusqu’à ce que quelques fous
à lier, en élargissant certaines suggestions
économico-politiques intéressantes de Marx en une "vision du
monde morale et philosophique", n’eussent construit le concept
"d’âme collective", selon lequel je n’existe
même pas, c’est le Monstre Imaginaire qui réfléchit
à travers ma tête et veut une chose avec laquelle je n’ai
rien à voir, je dois faire ce que veut le Monstre Imaginaire, peu
importe que je sache ou non ce qu’il veut.
La logique juste et saine de
l’humanisme ne peut être déboulonnée, franchie, que
par la logique d’une idée erronée de même force. Bon,
il faut reconnaître pour être juste qu’une telle idée
erronée classique et bien construite, qu’une telle, je pourrais
dire, Folie, de même dimension que la sage Raison, seuls les philosophes
communistes ont réussi jusqu’ici à la produire par la
création du concept de "l’âme collective".
*
Quoi qu’il en soit, une chose est
certaine : que la loi morale paraissant éternelle ait
été créée par la réflexion humaniste ou non
humaniste, la sage raison ou une idée fixe, elle n’aura jamais une
portée aussi générale aux yeux des gens, que les
thèses scientifiques. Conclusion : à la place de la loi
morale essayons de trouver une autre formule exacte, éclaircissement de
cette instabilité. Cette formule peut germer de la découverte que
(étant donné qu’un événement ne peut se
produire que d’une seule façon) nous ne saurons jamais s’il
aurait été mieux ou moins bien que cela se fût produit
autrement – aucune échelle absolue et objective n’est disponible
ni imaginable sur la justesse ou la non-justesse d’une action.
Aujourd’hui comme au temps de Zola, je ne peux donc jeter que le poids de
ma conviction et de ma foi dans la balance des arguments quand j’affirme
que c’était une bonne chose de réhabiliter Dreyfus et une
mauvaise chose de le condamner, et que l’enseignement de ce bien et de ce
mal servira d’échelle pour l’avenir. Pour que tout le monde me croie et que tout le monde le comprenne de la
même façon, je devrais être un magicien, capable de montrer
non seulement ce qui est arrivé, mais aussi ce qui aurait pu se produire.
Mais il n’y a eu qu’un seul
jusqu’ici pour être à la fois magicien et martyr en une
seule personne – nous, les autres, nous devons nous contenter
d’être martyrs, pour le salut non de l’humanité, non
pour la rédemption, mais simplement la vérité.
Voilà ce que signifie le retour des
fantômes.
Pesti
Napló, 27 septembre 1930.
[1] Il s’agit du film autrichien, The Dreyfus case, du réalisateur Richard Oswald (1880-1963), sorti en août 1930.