Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
G. K.
CHESTERTON
Jubilée
de vingt-cinq ans
L’hebdomadaire anglais de loisirs "Illustrated London News" célèbre cette
semaine avec photos et commentaires G. K. Chesterton en tant
qu’auteur des gloses du dimanche, aux "noces d’argent" de
ses vingt-cinq ans de collaboration avec ce journal.
Cette fois le fêté consacre sa
glose à "l’occasion" ainsi qu’à
lui-même. Il déclare être une âme simple, et cherche
des excuses d’avoir trouvé du plaisir dans ces symboles,
"noces d’argent" et "noces d’or", bien que
l’esprit du temps d’après lui « considère
ces deux métaux comme démodés, non seulement pour leur
valeur économique, plutôt pour leur durabilité
physique ». Il lui semble que l’esprit du temps
préfère (autant en technique et dans l’industrie, que dans
l’art et la politique) les matériaux moins durables mais
présents en grande quantité. Il est d’ores et
déjà prêt à respecter celui qui dans ses
idéaux, pensées, foi et convictions a survécu à ses
"noces de coton", si bien, que l’intéressé ne
songera pas à attendre les "noces de plâtre",
"noces de laine", voire les "noces de caoutchouc"
contractées avec lui-même. L’époque choie la
diversité, constate Chesterton avec résignation, bien qu’il
soupçonne qu’elle n’a pas trouvé le meilleur chemin
pour s’en procurer – la variété est pour lui aussi un
idéal, mais il a découvert que l’image de la rue est une
scène beaucoup plus variée et plus vivante si on la regarde de la
même fenêtre, que si on monte à bord d’une des
voitures rapides qui filent à l’allure des autres et offre ainsi
moins de spectacle à son passager. En observant depuis vingt-cinq ans le
monde bigarré par la fenêtre de son ego, son goût, ses
sympathies et ses antipathies inchangées, il a compris que c’est
cette constance qui offre à l’âme la plus grande et la plus
riche variété.
*
Ailleurs, Chesterton exprime la même
pensée dans une comparaison du vécu du globe-trotter avec
l’expérience carcérale de Cervantès[1] : dans l’âme de ce dernier,
tout ce qui a permis plus tard de voir et de rendre visible
l’époque de Don Quichotte dans le temps et dans l’espace,
s’est rétréci dans son âme
au catalogue des hôtels et des gares.
Cette astuce stylistique qui ad absurdum
prouve des vérités supposées par une galipette apparemment
logique, il la qualifie de paradoxe,
mais il préfère ranger le paradoxe lui-même parmi les jeux
amusants de l’esprit et des mots, plutôt que d’y voir un
moyen sérieux de cognition, d’authentique vérité
éternelle. Aussi le voit-il plus volontiers dans la poésie que
dans la philosophie.
Si j’écrivais l’histoire
des paradoxes, je consacrerais un chapitre à part aux écrivains
anglais, depuis Swift jusqu’à Chesterton, en passant par Oscar
Wilde et Bernard Shaw.
En parvenant à Chesterton en qui je
vois le sommet de l’évolution, pour ne pas dire un
épanouissement final, j’essaierais, en regard de la tradition
stylistique, de redéfinir la notion de paradoxe, en démontrant,
et en utilisant justement les
œuvres philosophiques de Chesterton comme illustrations, que c’est justement la réflexion
judicieuse, à prendre au sérieux, qui a le plus besoin de cette
astuce ludique.
Chez Swift le paradoxe est encore à
l’état brut : son unique objectif est de faire peur,
épater, contraindre à reconnaître humblement sa propre
bêtise et son inaptitude à la sagesse.
Le paradoxe de Wilde est gratuit, un jeu
plaisant, un produit secondaire d’un scepticisme bienveillant, il
provient plutôt d’un soupçon nourri contre toute
vérité que du désir de la recherche de nouvelles
vérités. « Il existe plus vrai que toute
vérité : son contraire. »
Le paradoxe de Shaw est une arme et un
moyen de combat dans la défense de convictions
prédéterminées : son unique but est de ridiculiser
l’adversaire dans le débat.
*
Lorsque dans son livre de mauvaise
réputation, "Hérétiques", puis dans
"Orthodoxie", Chesterton dévoile pour la première fois
son âme dans un aveu sincère, exempt de tout paradoxe (tel un
moine qui se confesse et communie avant de partir au combat), il relate la
longue route, l’histoire de ses errements dans les labyrinthes de la
logique. Nous apprenons que lui aussi, à l’instar de ses
contemporains, était un esprit critique et sceptique – puis nous
apprenons comment "au milieu du chemin de sa vie" une crise interne
l’a fouetté et converti : la reconnaissance de la dualité des choses, comme il le
dit. Comme en secouant son for intérieur, la réalité
déniant toutes les visions
s’est ouverte grand à lui : la contradiction n’est pas
un signe de l’indigence de nos pensées, elle fait partie de la substance des choses –
c’est cette dualité, cette contradiction qui rend possible
l’existence et la vie, comme l’électricité positive
et négative animent le courant.
Ainsi celui qui veut vivre et observer la
vérité (or une vie animée n’existe pas sans elle)
doit veiller avant tout, au-delà de ses propres pensées et de sa
logique, même au prix de les écarter, à cette
réalité qui prend corps dans cette dualité et cette
contradiction, cette réalité merveilleuse, fantastique et
féerique, faisant fi de toute logique et toute raison, dont
l’imagination humaine n’est que le pâle reflet, le rêve
grisâtre.
C’est ainsi qu’est né
"Éthique du pays des fées[2]", cette façon de penser
charmeuse et merveilleuse et l’art stylistique envoûtant qui en
découle, ce langage chestertonien
caractéristique, en lui-même contradiction et
dualité : une dialectique critique, rationnelle, quasiment
voltairienne, rayonnant de la plus riche et plus brillante amplitude de la
faculté du cerveau humain pour jouer avec les notions et les mots, une
dialectique que l’on stigmatise tout de même en la qualifiant d’agnostique, un terme
d’aujourd’hui, une dialectique au service du mysticisme religieux
le plus pur, le plus naïf.
Dans cette dialectique le paradoxe revêt
une importance nouvelle, décisive.
Il n’est pas une preuve, un
étaiement par une idée hasardeuse de la vérité
approchée par la logique, mais le moyen cognitif lui-même :
on doit admettre le paradoxe, non en
dépit, mais parce qu’il
contredit la logique, au nom de la
vérité vécue.
Car selon Chesterton la
vérité vécue contredit toujours la logique
conventionnelle.
Sur la base de cette nouvelle
définition, le paradoxe, cette astuce ludique dans le combat des
arguments, est l’unique source de lumière fiable, une lanterne de
cambrioleurs pour notre jugement errant dans le noir : la condition
d’une nouvelle éthique. La galipette logique "apparente"
non seulement permet de parvenir à un résultat correct possible, mais elle est la seule façon d’y parvenir, car tôt ou
tard il s’avère que l’image considérée comme
réelle n’était qu’apparence. La raison est une
lentille convergente, par conséquent nous
devons renverser l’image de la réalité qu’elle
projette sur notre âme, pour nous faire une idée de sa position
initiale.
*
Très naturellement, au pays des
fées les mots gagnent une nouvelle importance : comme par magie ils
scintillent, deviennent autant de diamants, dans le kaléidoscope des
pierres grises, des miroirs qui se font face. Celui qui n’a de Chesterton
qu’un ouï-dire conventionnel, croira les amateurs ennuyeux pour qui
la conception que cet écrivain représente est une sorte de
cléricalisme conservateur – quoi, un "isme"
et Chesterton ?! Que peut-on faire si l’inertie des
rédacteurs de dictionnaires estropie la découverte vivante dans
un des volumes du dictionnaire, sa vérité qui peut par hasard ressembler au catholicisme, par hasard au positivisme, par hasard au dogme des
réactionnaires, par hasard
à ceux des révolutionnaires ? Ce n’est pas l’éloignement de ces choses
l’une de l’autre qui est important, mais leur proximité, si on les regarde de haut. Dans son épais
volume intitulé "Homme éternel" qu’il a
destiné comme réponse et polémique à
l’Histoire darwinienne du Monde de Wells, il invite très
amicalement son confrère "hérétique" à un
compromis. « Écoutez, dear Wells – l’apostrophe-t-il chaleureusement
– vous, quand vous écrivez une nouvelle, vous imaginez si
génialement la machine du temps dans laquelle des siècles passent
en quelques minutes – comment est-il possible que votre imagination vous
abandonne juste quand vous en auriez le plus besoin : à
l’occasion de l’écriture du "Roman de la
réalité" ? Pourquoi voulez-vous être plus papiste
que le pape, pourquoi prenez-vous si mortellement au sérieux la notion
du Temps, ce que même les physiciens ne font pas ? Vous croyez
à Darwin quand il dit que "de façon naturelle et
réaliste" le hérisson devient zèbre et le singe
devient homme – d’accord, je veux bien l’accepter moi aussi
car je trouve plaisantes ces transformations considérables, mais
pourquoi refusez-vous de croire vous aussi que la sorcière avait
transformé le prince Argire en crapaud et
ensuite retransformé en prince, alors que ces deux avatars sont si
manifestement semblables ?
*
Catholicisme ?
Chesterton achève sa confession
solennelle de cette semaine par ces mots :
« Car j’ai toujours eu foi
en la Vie Simple, dans un sens non compris ni par les puritains ni par les
incroyants : c’est une question de cœur simple et non
d’habits simples ou d’alimentation diététique. Les
nouveaux puritains ne remercient pas Dieu pour le vin car ils n’en
boivent pas – les nouveaux incroyants le boivent mais ne le remercient
pas pour autant. Omar du conte, avec joug et baluchon sur le dos, quand il s’émerveillait devant le
désert sauvage et y voyait un jardin d’éden, était
plus près de la vérité que ceux-là. Il était
païen par rapport à nos puritains, mais chrétien par rapport
à nos incroyants. »
Pesti
Napló, 5 octobre 1930.