Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« VA ET VENDS-TOI ? »
Franche
conversation avec une belle femme
Mon
congénère,
Chuchotant,
éraillé, te penchant dans la rue,
Tu proposes
à des femmes, insolent, ton argent
---------------------------------------------
Ne sens-tu pas
ton haleine…[1]
- Non,
ne vous donnez pas cette peine, vous ne me connaissez pas, c’est pourquoi
je me permets de vous déranger.
Un peu gêné, je lui propose de
s’asseoir, pendant ce temps je me fais d’elle la photo rapide que
nous prenons involontairement de toute figure intéressante qui de notre
fait ou fortuitement entre dans la rue de notre psychisme. Sur son attitude,
sur le mouvement quand elle s’assoit, je sens immédiatement
qu’elle remarque cette prise de photo intérieure, qu’elle se
soumet tranquillement à cet examen, elle attend quelques secondes pour
me laisser le temps de terminer.
Une femme "singulièrement"
belle. Ce mot stupide "singulièrement" signifie simplement que
les traits fins et réguliers de son visage et de sa silhouette, les
nuances fondues des couleurs et des tons, présentent l’ensemble des
normes "féminines" que nous appelons "belles", en
les distinguant, comme si le normal était laid, or il est évident
que les femmes belles se ressemblent davantage que les laides. (Pour ma part,
bien qu’il existe plus de femmes laides que de belles, je trouve la
laideur plus remarquable que la beauté.) Bref, une femme belle, et ce
qui la rend encore plus intéressante, c’est une intelligence calme
et charmante qui rayonne de tout son être, laissant deviner que
l’entretien que nous aurons sera intéressant.
Déjà elle se met à
parler, ayant constaté que j’ai achevé mon examen.
- Je lis souvent vos livres et vos
articles. Hier en société quelqu’un a récité
votre poème, intitulé, je crois, Mon congénère. Une
éruption passionnée contre les hommes qui achètent
l’amour, et contre les femmes qui se vendent – ce sont eux que vous
accusez de dépraver la vie humaine faite pour le bonheur. Le
poème m’a bouleversée et inquiétée. Avez-vous
trois minutes ?
- Je vous en prie.
- Si je ne me suis pas
présentée, ou plutôt je l’ai fait sous un faux nom,
c’est parce que je désire me vendre en toute franchise. Me
vendre… Me trahir… Il est intéressant que j’aie
utilisé ces verbes. (Êtes-vous freudien ? Je ne le suis pas.)
Si votre poème m’a touchée au cœur, c’est parce
que justement j’envisage de me vendre. À n’importe quel prix
acceptable, si possible au forfait, payé à dates fixes, disons un
an. À n’importe qui. À vous aussi, bien que connaissant
votre position d’écrivain et de philosophe, je ne crois pas
qu’on puisse faire affaire. En tout cas, la réflexion qui
m’a conduite à cette résolution est suffisamment
instructive pour que vous m’écoutiez. Ensuite je ne vous
demanderai qu’une chose : si vous sentez que la colère et le
mépris qui flambent dans votre poème ne me concernent pas, bien
que j’en sois le sujet, absolvez-moi.
- Je vous écoute.
- Je suis une femme divorcée. Je
viens d’une bonne famille. J’ai bénéficié
d’une bonne éducation. J’ai mené une vie sentimentale
intense depuis toujours. Je suis une fervente partisane des sentiments, et
notamment de l’amour, sous toutes ses formes. Par "toutes ses
formes" j’entends que je ressens et j’aspire non seulement à
la beauté des désirs portant bonheur et souffrance, mais
aussi… Bref, je suis normale. Les pratiques de la coquetterie m’ont
toujours ennuyée, je ne comprends pas à quoi ça rime
– puisque l’attrait et l’attirance entre un homme et une
femme normaux a tant de sources naturelles puissantes, que la séduction
doit plutôt être freinée que stimulée, si nous
voulons que le volcan explose en liesse à l’instant le plus digne.
C’est pourquoi d’aucuns me croient froide et indifférente,
alors qu’il s’agit simplement de ce qu’à mon sens la
couleur et la forme de mes lèvres et de mes sourcils sont plus belles et
plus désirables (excusez cette vanité) que la couleur du rouge
à lèvres et du rimmel.
- Vous avez raison.
- Merci. J’ai tenu à vous
exposer d’emblée ma conception de l’amour pour que vous
compreniez ce qui suit. Pour moi l’amour est sacré, tandis que le
baiser sans amour, si je ne le qualifie pas de dégoûtant et
d’insupportable comme les hystériques, je le ressens comme vide,
inintéressant et idiot.
- Alors ?
- Alors, écoutez mon histoire. Je
suis arrivée à Budapest dépouillée de tout, sans un
sou avec pour tout bagage quelques talents et ambitions. De cela je ne veux pas
parler. Disons que j’ai des aptitudes pour un certain art, ou
plutôt une science. Par exemple que je veuille être médecin,
non seulement pour couvrir mes besoins le jour où je tomberai amoureuse
de quelqu’un, mais aussi parce que cette activité
m’intéresse et me passionne vraiment. Il s’agit donc de
vivre pendant quelques années, le temps de me préparer.
Elle m’ennuie un peu, je hausse les
épaules. Mon geste n’échappe pas à son attention.
- Attendez. Je sais que ce schéma
des logiques conventionnelles vous rappelle des courriers du cœur ou le
style des cliniques de l’âme. Le combat de la séduction et
de l’honneur, la boue de la grande ville… Tout cela sonne bien sur
l’affiche des cinémas, mais la réalité…
- Oui, bien sûr – excusez-moi.
Puisque nous parlons de façon aussi prosaïque à propos du
sujet d’un poème… Alors qu’il me soit permis de
remarquer sur un ton sec, qu’en dehors du marché de l’amour,
pour quelqu’un qui comme vous proteste si énergiquement contre
l’idée du "baiser sans amour", il existe peut-être
d’autres moyens de gagner sa vie… Sous réserve que la
personne soit moins bégueule et difficile en matière de travail
qu’en matière d’hommes.
Elle s’étire, une ondulation
parcourt ses hanches. L’entêtement lance des éclairs dans
ses yeux.
- Vous voyez. Nous y sommes. C’est ce
que je voulais vous faire comprendre ; vous vous trompez. Il n’existe pas
d’autres moyens.
- Allons ! Et les bureaux… Et le
secrétariat… ? Ces myriades de sténographes et de
dactylographes… des directrices… les femmes qui travaillent… Sans
même parler des postes éventuels d’institutrices et
d’éducatrices qui s’offrent à une femme
cultivée… Excepté si vous voulez vous plaindre de la crise
économique qui fait que "tous les postes sont pourvus", il est
impossible de trouver du travail…
Elle fait un geste désabusé,
secoue la tête. Je poursuis :
- Vous voyez. S’agissant de vous, cela
est effectivement peu probable… Avec une jolie frimousse comme la
vôtre…
Elle éclate de rire, elle me fixe de
ses yeux hilares, telle un écolier qui prend son instituteur en faute
d’inattention dans un calcul au tableau.
- Tiens, vous sautez tout seul dedans, je
n’ai pas à me fatiguer… Donc vous aussi pensez comme les
autres "qu’avec une jolie frimousse comme ça…".
Vous oubliez seulement ce que peut signifier dans nos mauvaises conditions
économiques et le chômage, d’être embauchée
tout de même compte tenu "de sa jolie frimousse".
Je me sens mal à l’aise.
- Mon Dieu… Cela ne signifie pas
forcément que…
- Vous croyez ? Alors vous connaissez
très mal, vous surestimez encore, votre
"congénère" sur lequel vous avez pourtant
exprimé un avis pertinent.
Cette fois elle se met à parler
vite, et au fur et à mesure que son visage se fait sérieux, ses
yeux s’agrandissent et luisent d’une lumière étrange.
- Comprenez bien que j’ai tout
essayé. Tout le monde y arrive, sauf moi. Sténodactylo ? Oui
– le poste est pourvu, mais pour moi « on réussira tout
de même à trouver quelque chose ». Et on trouvera une
machine à écrire et une chaise, je m’assois et commence
à travailler, en songeant déjà à la paye que je
toucherai le premier de chaque mois… Mais ce premier n’arrivera
jamais, parce que le lendemain ou au plus tard le surlendemain, le patron
pendant qu’il dicte trouvera quelque chose à régler sur ma
machine… se penchera… Que faites-vous ?… Voyons, ne
soyez pas stupide… Je ne suis pas du tout stupide, Monsieur, mais je vous
prie de reprendre la dictée où vous l’avez
laissée… Vous êtes trop fière, ma petite…
Restons-en à notre contrat, Monsieur, ça n’y figure
pas… Foutez-moi la paix avec votre contrat, vous n’imaginez quand
même pas que j’avais besoin de votre travail ?... Mais alors !?...
Ne soyez pas stupide… J’ai une gentille
garçonnière… Et je ne serai pas regardant… Je vous
raconterai un jour l’histoire de mon ménage malheureux…
- Et vous ?
- Et moi, si l’histoire du
ménage malheureux de Monsieur Kovács ne m’intéresse
pas, il vaut mieux que je ne me présente pas au bureau le surlendemain
… Mais vous vous trompez si vous croyez qu’ailleurs ça se
passe autrement… La directrice a, elle, un mari, et en ma qualité
de préceptrice la situation était plus favorable seulement dans
la mesure où l’héroïne active du ménage
malheureux, la madame, aura remarqué éventuellement plus
tôt les intentions de son mari que moi-même, et elle
m’épargnera la fatigue de démissionner…
- Vous devez exagérer…
- Je n’exagère pas. J’ai
fait le compte. Mes neuf tentatives pour gagner un minimum vital se sont
soldées avec le même résultat. Dans les neuf cas il
s’est trouvé un homme qui voulait m’offrir plus que ce dont
j’avais besoin… Ils m’offraient de la brioche si
"j’étais compréhensive", tandis qu’ils ne
voulaient pas comprendre mon souhait simple de gagner mon pain. Bijoux et
champagne figuraient abondamment au menu, rarement une assiettée de
soupe.
Ses joues sont rouges, ses yeux sont
enflammés. Je ne sais pas pourquoi mais je pense à
l’observation d’un naturaliste qui prétend que le
rougissement de la pudeur est dû à un afflux de sang causé
par la colère et l’indignation d’une action
irréfléchie.
- Je ne ferai pas de dixième
tentative. En dehors de la nécessité de vivre, ma vie a aussi un
but – ce but lui donne un contenu que je ne suis pas prête à
sacrifier. Que me reste-t-il à faire ? Aujourd’hui il
n’y a plus de couvent où l’on offre le gîte et le
couvert aux adeptes d’un amour pur et céleste – et les
anciens couvents ne s’ouvrent pas devant celles qui cherchent le paradis
sur la Terre… Avez-vous une autre idée pour moi, ou je dois
attendre bouche bée la survenue d’un Lohengrin inconnu ?
Un très court dialogue s’en
est suivi, une série de questions et de réponses.
- Qu’attendez-vous de moi ? Un conseil ?
- Non. Je l’ai déjà dit :
l’absolution.
- Je comprends. Que je lève mes deux
mains au-dessus de votre tête pour vous bénir, en disant, « Ma
fille, va et vends-toi. J’ai connu ton âme, elle est blanche
– je t’absous au nom de la Compréhension et du Pardon ! »
- Quelque chose comme ça.
Une minute de silence.
- Madame, la beauté et la
pureté sont-elles des choses exceptionnelles et précieuses
à vos yeux ?
- Oui.
- Possédant ces biens exceptionnels,
vous sentez-vous supérieure ?
Après une courte hésitation :
- Oui.
Je me suis levé.
- Alors, mon enfant, allez et mourez de
faim. Être supérieur aux autres est tout autant le martyre
qu’être moins. Au milieu des hommes, celui qui a des ailes est tout
aussi infirme que celui à qui il manque les bras. Le divin régent
prêt à Tout Comprendre et Pardonner sur Terre ne demandera pas la
clémence pour vous. La colombe du Saint-Esprit n’est pas une
colombe rôtie qui vole dans votre assiette – et le pain, sans le
vin, n’est pas la Cène. Seulement de la nourriture. Je ne peux
rien pour vous – adressez-vous à la Société des
Nations.
Pesti
Napló, 19 octobre 1930.