Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
OBJETS
es objets, que nous gardons dans nos poches, nous, hommes
infortunés, dans les poches de cet uniforme carcéral porté
depuis cent ans, que l’anthropologie du prochain millénaire
nommera le port de l’époque des "quatre tuyaux" –
des objets dans les orifices de ces quatre tuyaux qu’apparemment nous ne
dévêtirons plus jamais.
Aujourd’hui j’ai compris
qu’il existe des différences dans la nature d’objet de ces
objets.
Dans les poches intérieures des deux
côtés de la veste se trouvent toutes sortes de papiers, de lettres
attendant réponse, des documents, des factures, des attestations –
c’est là que repêche le gentleman inconnu qui me prend
à part « juste une seconde », les
"documents" qui prouvent que tant et tant d’argent lui sont
encore dus ce mois-ci, seulement le paiement est retardé pour telle et
telle raison, je devrais l’aider en attendant.
À gauche, à
l’extérieur, en haut, il y a un petit carnet avec des numéros
de téléphone et des adresses. Sur les deux pans inférieurs
du pardessus deux vastes poches extérieures, normalement on ne les
remplit pas parce que ça gonfle le pardessus. Tout au plus on y place
l’abonnement du tram, pour l’avoir sous la main.
C’est dans les poches du pantalon
qu’on range le plus de choses. Si quelqu’un nous demandait
brusquement d’énumérer tout ce que nous gardons dans ces
poches, nous serions probablement gênés – chacun oublierait
quelques babioles paraissant importantes que nous sortons le soir pour les
remettre le matin, quasi mécaniquement.
Pourtant certains de ces objets sont
presque devenus partie de notre corps : nous le sentons si par hasard nous
les laissons à la maison ou avons perdu l’un ou l’autre. Ils
manquent dans la poche, ce manque nous inquiète comme l’air que
nous ne remarquons que s’il vient à manquer.
De tels objets-partie du corps sont au
nombre de quatre : montre, porte-monnaie, canif, trousseau de clés.
Ces quatre-là, nous pouvons
tranquillement les compter parmi nos organes vitaux – le rapport de
possession qui nous lie à eux s’enracine profondément dans
les quatre besoins fondamentaux de notre vie : la montre me rappelle ma
qualité de mortel, le porte-monnaie ma position sociale, les clés
représentent l’abri rupestre ancestral, le canif la lutte pour la
vie. Ce sont les porte-parole de quatre principes archaïques :
instinct vital, aspiration au pouvoir, peur et combat.
Pourtant, on peut faire une blague à
la plupart des gens, en demandant quels genres de chiffres se trouvent sur leur
montre ? Huit sur dix l’ignorent.
J’ai passé ma journée
à chercher des ciseaux à ongles à la maison, et j’ai
oublié qu’il y en a sur mon couteau de poche.
Par contre j’ai trimballé
pendant trois mois un objet en fer, je l’avais ramassé quelque
part, je n’avais pas la moindre idée à quoi ça
pouvait servir : il y avait dessus un boulon et un capuchon en cuivre. Et
le matin où je ne l’ai plus trouvé dans ma poche, je me
suis senti malheureux pendant trois jours, je ne trouvais pas ma place,
ça m’a presque rendu malade.
Était-ce un
"fétiche", une "idole", un "totem" ?
C’est pour cela que l’homme
ancestral présentait aux dieux des sacrifices sanglants, l’homme
ancestral qui connaissait aussi peu son propre corps que je connais les
pièces mécaniques de ma montre ou de mon couteau de poche.
Mais, c’est probablement lui qui
connaissait le mieux son âme.
Pesti
Napló, 23 octobre 1930.