Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

OBJETS

66-objets les objets, que nous gardons dans nos poches, nous, hommes infortunés, dans les poches de cet uniforme carcéral porté depuis cent ans, que l’anthropologie du prochain millénaire nommera le port de l’époque des "quatre tuyaux" – des objets dans les orifices de ces quatre tuyaux qu’apparemment nous ne dévêtirons plus jamais.

Aujourd’hui j’ai compris qu’il existe des différences dans la nature d’objet de ces objets.

Dans les poches intérieures des deux côtés de la veste se trouvent toutes sortes de papiers, de lettres attendant réponse, des documents, des factures, des attestations – c’est là que repêche le gentleman inconnu qui me prend à part « juste une seconde », les "documents" qui prouvent que tant et tant d’argent lui sont encore dus ce mois-ci, seulement le paiement est retardé pour telle et telle raison, je devrais l’aider en attendant.

À gauche, à l’extérieur, en haut, il y a un petit carnet avec des numéros de téléphone et des adresses. Sur les deux pans inférieurs du pardessus deux vastes poches extérieures, normalement on ne les remplit pas parce que ça gonfle le pardessus. Tout au plus on y place l’abonnement du tram, pour l’avoir sous la main.

C’est dans les poches du pantalon qu’on range le plus de choses. Si quelqu’un nous demandait brusquement d’énumérer tout ce que nous gardons dans ces poches, nous serions probablement gênés – chacun oublierait quelques babioles paraissant importantes que nous sortons le soir pour les remettre le matin, quasi mécaniquement.

Pourtant certains de ces objets sont presque devenus partie de notre corps : nous le sentons si par hasard nous les laissons à la maison ou avons perdu l’un ou l’autre. Ils manquent dans la poche, ce manque nous inquiète comme l’air que nous ne remarquons que s’il vient à manquer.

De tels objets-partie du corps sont au nombre de quatre : montre, porte-monnaie, canif, trousseau de clés.

Ces quatre-là, nous pouvons tranquillement les compter parmi nos organes vitaux – le rapport de possession qui nous lie à eux s’enracine profondément dans les quatre besoins fondamentaux de notre vie : la montre me rappelle ma qualité de mortel, le porte-monnaie ma position sociale, les clés représentent l’abri rupestre ancestral, le canif la lutte pour la vie. Ce sont les porte-parole de quatre principes archaïques : instinct vital, aspiration au pouvoir, peur et combat.

Pourtant, on peut faire une blague à la plupart des gens, en demandant quels genres de chiffres se trouvent sur leur montre ? Huit sur dix l’ignorent.

J’ai passé ma journée à chercher des ciseaux à ongles à la maison, et j’ai oublié qu’il y en a sur mon couteau de poche.

Par contre j’ai trimballé pendant trois mois un objet en fer, je l’avais ramassé quelque part, je n’avais pas la moindre idée à quoi ça pouvait servir : il y avait dessus un boulon et un capuchon en cuivre. Et le matin où je ne l’ai plus trouvé dans ma poche, je me suis senti malheureux pendant trois jours, je ne trouvais pas ma place, ça m’a presque rendu malade.

Était-ce un "fétiche", une "idole", un "totem" ?

C’est pour cela que l’homme ancestral présentait aux dieux des sacrifices sanglants, l’homme ancestral qui connaissait aussi peu son propre corps que je connais les pièces mécaniques de ma montre ou de mon couteau de poche.

Mais, c’est probablement lui qui connaissait le mieux son âme.

 

Pesti Napló, 23 octobre 1930.

Article suivant paru dans Pesti Napló