Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE MONT GELLÉRT
e suis un adepte enthousiaste de l’embellissement de
la ville, de l’urbanisme. Non mais des fois. Il m’arrive de voir en
rêve des gratte-ciel couverts de lierre avec des géraniums aux
fenêtres, un sapin de Noël sur les tours – des écoles
faites en pain d’épice et un bureau des impôts tournant sur
une patte de canard.
Mais ce qu’on peut vouloir tout le
temps au Mont Gellért, ça, je ne le comprends pas. Ce n’est
plus de l’esthétique – c’est de…, comment dire,
c’est du travail d’esthéticien urbain, avec les
cérémonies extravagantes des opérations
cosmétiques.
Je ne demande même plus ce que
ça va être, ce qu’on prépare, à quelle
surprise nous pouvons nous attendre, une fois qu’ils auront
terminé – je me demande seulement quand ils arrêteront les préparatifs.
Je ne parle ni de la statue, ni de la
chapelle, ni de la citadelle illuminée, ce sont autant de choses
splendides, elles font partie de l’ensemble, on ne pourrait plus imaginer
le Mont sans elles. Mais à quoi bon le reste ?
La génération actuelle
n’a pas pu voir le Mont Gellért dans son état normal. Il y
a toujours devant lui, sur lui, autour de lui, à côté de
lui des échafaudages, des machines, des installations provisoires pour
des travaux de rénovation, de perçage ou de rabotage. Parfois on
construit une tour inattendue à ses côtés, en planches sur
toute la hauteur. Tu devines un pont fantastique, un ascenseur, un tunnel, pour
entourer, transpercer, déplacer. Puis
brusquement on démonte la tour, on commence à forer des trous
alignés, dans la paroi rocheuse. Puis on peint les rochers en couleurs,
l’un en rouge, l’autre en noir. Ensuite, tout à coup on
commence à les poncer, les polir, les passer à
l’émeri.
Puis arrivent des bâches, on cache
les montées derrière des palissades en bois comme si on
préparait une inauguration. Puis, aussi brusquement qu’ils sont
venus, tout le monde disparaît et il apparaît qu’il ne
s’est rien passé derrière.
Qu’est-ce que c’est, un jeu ou
une maladie ?
C’est un bouton douloureux, un
furoncle, ou une tache enflammée, notre capitale bien aimée
traite, gratte, badigeonne et tord le point culminant de son corps – elle
pose dessus un cataplasme froid, puis chaud, elle le touille, le tiraille, le
pétrit, comme un sale garnement son nez et ses oreilles. Comme
n’étant pas tranquille avant de l’avoir
démonté.
Il serait judicieux de recouvrir le tout
d’une cloche en verre ou d’une grille comme celle qui couvre le
plateau à fromage, pour qu’on ne puisse pas y toucher.
Qu’on lui fiche la paix, à ce
pauvre Mont Gellért !
Az Est, 26 octobre 1930.