Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BRAVO, SHAW, C’EST BIEN, EINSTEIN !
Grain de sel
contemporain
Car cette fois
vraiment, ni fictivement ni symboliquement, mais au sens le plus physique du
terme, on a l’impression qu’il ne dépend que de
nous-même de ne pas troubler par une intervention, ici à Budapest,
dans notre propre bureau d’écrivain, les deux toasts
intéressants. Dans le bureau, mais pas assis derrière le bureau,
parce qu’hier soir par hasard je me suis couché de bonne heure, et
je me suis adonné à la lecture dans mon ensorcelant pyjama bleu,
dans mon lit d’où on peut atteindre le poste de radio.
Alors, en manipulant distraitement le
bouton, comme on pétrit son oreille ou son menton en lisant (je remarque
en passant que Monsieur Aladin des Mille et une Nuits, propriétaire du premier appareil à lampe unique,
c’est en tournant un bouton qu’il faisait apparaître les
paysages des mondes lointains devant son auditoire), retentit une voix
d’homme, une voix d’airain et pourtant agréablement douce au
chevet de mon lit, directement derrière mon oreiller, dans un anglais
parfaitement correct, seul un maître linguiste d’origine allemande
peut prononcer ainsi la langue la plus répandue et pourtant la plus
étrange du monde. Je vous jure, je n’invente pas : cette voix
était si inattendue et si vigoureuse que je me suis secoué et
retourné, et pendant un instant j’ai vu avec frayeur le disque
rond du haut-parleur placé au sommet de l’étagère
à hauteur d’homme comme une tête lunaire, et c’est
seulement ensuite que j’ai compris que j’étais tombé
par hasard sur une bonne station. La voix m’est connue, comme si je
l’avais déjà entendue quelque part. Elle est en train
d’énumérer de grands noms, en commençant par Newton,
elle veut en citer dix mais elle n’arrive que jusqu’à huit,
il lui reste deux doigts – elle hésite une seconde, puis avec une
feinte gêne elle ajoute qu’elle pourrait en ajouter un, mais sa
modestie bien connue…
Rires orageux, applaudissements dans ma
chambre silencieuse, ovations à crever les tympans – la porte
vitrée de ma bibliothèque en vibre.
La blague est bon marché, moi depuis
longtemps je ne me la permettrais pas. Mais à la façon de
réagir du public d’habitués, au ton du rire et des
applaudissements on comprend qu’il y a quelque chose dans la relation du
conférencier avec l’auditoire, un piquant particulier jailli de la
situation et attaché seulement à une personne définie, qui
pour ainsi dire met cette blague bon marché entre guillemets, ce
n’est pas la blague mais la caricature de la blague qui attire les rires.
Il n’y a qu’un seul homme
aujourd’hui au monde qui peut se permettre cet humour au second
degré.
Et moi-même, surpris, seul dans mon
lit, je crie :
- Shaw ! Bonsoir, Mister Shaw !
Et il me revient aussi que j’ai
entendu sa voix une première fois sur un disque de gramophone,
c’est de là qu’elle m’est connue.
Je saute du lit et je
récupère le programme de la radio. Bien sûr, je ne
l’avais pas repéré ce matin – discours de Shaw et
d’Einstein, à dix heures et demie, au banquet de
l’hôtel Savoy de Londres !
À cet instant donc, à une
distance de mille kilomètres, où il faut voyager deux
journées par le train, ou bien je pourrais, à pied et en bateau,
mettre pendant peut-être trois mois un pied devant l’autre et
tremper mes rames dans l’eau, laissant derrière moi des villes et
des villages, des champs infinis, des forêts vierges et des chaînes
de montagne, des sommets enneigés et des vallées souriantes, des
milliers de visages inconnus, pendant les crépuscules successifs de
beaucoup de soleils levants et couchants – dans le lointain d’un
millier de kilomètres où je parviendrais un jour après une
longue, très longue marche, poussiéreux et épuisé,
saluant les yeux clignant et bouche bée une grande métropole
nageant dans la lumière – à mille kilomètres, dans
un palais somptueux de cette métropole, à la table richement mise
d’une salle scintillante des lumières des lustres, en ce moment
une foule d’hommes en habit et de dames décolletées
lèvent leur verre à un vieux monsieur grand,
élégant, debout au haut de la table, lui il cligne des yeux,
sourit et hoche la tête, lève l’index pour faire savoir
qu’il veut poursuivre.
Et ce n’est pas de
l’imagination, ce n’est pas l’hypothèse que ça
pourrait éventuellement se passer ainsi – c’est
irrévocablement certain. De cette distance et à cet instant je
suis couché ici seul dans mon lit, j’écoute Bernard Shaw,
aussi sûrement que dans la foi d’un croyant la certitude est
réservée à Dieu seul, là-haut, dans le lointain
céleste, que dans l’univers de la variété et de la
multiplicité infinies ; et je pense toutes ces choses.
C’est certain et si fermement
sûr, que pour le vieux monsieur qui parle là-bas sa propre
existence ne saurait être plus sûre, celle que ces sens lui assurent
– c’est par ses propres sens qu’il se convainc de sa propre
existence.
Voire encore plus sûr.
Justement du point de vue sensoriel.
Une affirmation osée, mais en
écoutant la radio je peux simplement prouver que certains détails
ne pouvaient pas échapper à mon attention, des détails qui
ont nécessairement et manifestement échappé à
l’attention de Bernard Shaw à mille kilomètres de
distance, sur place, à la table du banquet de l’Hôtel Savoy.
Au milieu des rires, des applaudissements
et des ovations, on pouvait clairement entendre quelques observations,
indépendantes des voix collectives, dans les rangs de l’auditoire.
Des remarques telles que « très aimable ! »,
« génial », ou « oh,
oh… », voire pour une oreille
exercée encore ceci : « s’il te plaît, passe-moi
cette bouteille ».
La personne a dû se pencher tout
près du microphone, peut-être plus près ou dans une
position plus favorable que Shaw lui-même, qui de toute façon ne
pouvait pas entendre ces observations.
Ici, assis dans mon lit, j’entends le
public de Shaw de plus près que lui-même.
Je suis assis parmi eux, alors que lui
n’est que sur l’estrade. Je suis mieux présent grâce
à mes oreilles, que lui-même.
Pour notre vie physique condamnée
à stationner en un seul point de l’espace à la fois –
voyager dans un sens unique (du passé vers l’avenir) et dans notre
conscience psychique, c’est la radio et l’image cinétique
qui ont apporté le sentiment divin de la Certitude Absolue.
En restant sur place dans l’espace,
en avançant en sens unique du passé vers l’avenir, dans le
train du temps, celui qui est sincère avec lui-même et se souvient
bien de ses sentiments primaires, primitifs de l’enfance, doit
reconnaître que cette certitude-là manquait dans son imaginaire.
Nous avons appris l’histoire,
regardé des films, lu aussi quelques ouvrages, quelques notes
contemporaines. Nous avons visité aussi Pompéi et Herculanum,
admiré de vieilles pièces de monnaie, des armures et des
parchemins derrière la vitrine des musées. Pourtant, qui ne se
serait pas dit avec obstination : je n’en crois pas un mot. Je ne le
crois pas, je ne l’ai pas vu, si je veux, tout cela n’est que
légende inventée. Je ne le crois pas, ou si vous
préférez je ne le crois qu’à moitié –
il est possible qu’il ait existé quelque chose au monde avant mon
existence, mais ce n’était pas cette chose-là, ou si
c’était ça, ce n’était pas ainsi. Il y en a
qui nient même l’existence terrestre du Christ – pourquoi
n’aurais-je pas le droit de nier l’authenticité
d’Alexandre le Grand, César, ou même Napoléon ?
C’était il y a longtemps, ce n’était peut-être
pas vrai. La mémoire humaine n’est pas fiable, trois personnes
rapportent différemment ce qui s’est passé trois heures
auparavant – pourquoi devrais-je croire d’un homme vivant
aujourd’hui qu’il sait exactement ce qui s’est passé
voilà deux mille ans ?
Nous sommes ainsi avec le monde
présent aussi. Je me rappelle, quand j’ai découvert Venise,
au-delà de l’émerveillement obligatoire, objectif, mon
étonnement intérieur privé : est-il vrai alors que
Venise existe ? Et j’avoue qu’en ce qui concerne
l’Amérique (je n’y suis pas encore allé), je ressens
souvent le même doute. Les gens racontent tout et n’importe quoi,
ils aiment exagérer, fabuler – peut-être
l’imaginent-ils seulement. Ils ont entendu raconter des merveilles les
uns des autres, et ils les rapportent comme s’il s’agissait de
leurs souvenirs personnels.
Je rappelle en particulier un détail
à mes confrères en Apollon, un détail que nous connaissons
tous et nous le qualifions de banalité naïve et ridicule, pourtant
il ne caractérise pas seulement celui qui nous le rapporte, mais la
nature même de notre métier. Je fais allusion au cri de
"l’honorable lecteur" qui commence à dialoguer si nous
faisons personnellement connaissance.
« Tiens, vous êtes vraiment
un homme vivant, vous existez ? »
Mais celui qui voit Jannings
sur des images cinématographiques et entend Bernard Shaw à la
radio, ne peut plus douter que Jannings et Bernard
Shaw sont des hommes vivants, et ne peut plus douter que le geste dont il voit
l’ombre sur l’écran, a eu lieu.
L’apaisement dans la certitude
réelle du fait historique est encore subjectivement un sentiment inconnu
pour nous. Dans deux cents ans, pour nos descendants qui nous verront sur film,
c’est notre incertitude qui sera inconnue. Il est probable qu’ils
auront une perception changée, et que leur jugement acquerra de la
fermeté.
En revanche deux cents années ne
nous sont pas nécessaires pour nous habituer au parler humain présent simultanément partout,
ce privilège attribué à Dieu.
Bernard Shaw discourt ici dans ma chambre
et dans des millions d’autres chambres, et en même temps un seul
geste suffirait, pas même une nouvelle découverte, ce serait
seulement une affaire d’administration, pour que je puisse en même
temps m’entretenir avec lui.
Aujourd’hui plus rien
n’empêche qu’on organise un colloque, une conférence
mondiale, voire un parlement sans la présence personnelle des
participants dans la salle de réunion – l’un peut se trouver
à Londres, l’autre à New York, seules leurs paroles se
rencontrent.
Ou un concert auquel Jascha
Heifetz joue du violon à Vienne, et Dohnányi l’accompagne
au piano à Paris.
L’Espace a cessé
d’exister pour la parole humaine. Il s’est transformé en une
réalité métaphysique, comme le verbe divin dans les
religions.
Pesti
Napló, 1er novembre 1930.