Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
J’ACCUSE… DREYFUS EST COUPABLE !
Entretien avec
le célèbre innocent
oncocté authentiquement par
notre correspondant particulier, Paris, le 32 octobre 1930.
Je suis arrivé à Paris ce
matin, via Pécel[1], et maintenant je suis installé
dans ce petit café à l’angle de la rue Montmartre et de la
Perspective Nevski, avec des documents d’une
importance capitale entre mes mains – je me les suis procurés en
l’espace de deux petites heures ; vibre encore en moi
l’excitation du journaliste pur-sang qui a réussi un coup aussi
sensationnel pour lequel de Berzini
jusqu’à Remarque tout reporter voudrait lécher des doigts
de Miss Amérique.
J’ai
parlé avec Dreyfus, grand témoin de temps illustres, que jamais
encore personne n’est arrivé à interviewer : je
suis en mesure de vous rendre compte de résultats vertigineux !
En tant que secrétaire gérant
de la filiale budapestoise de la Société
Anonyme pour l’Exploitation de Dreyfus créée sous
l’impulsion culturelle des firmes Dreyfus, pièces Dreyfus, romans
Dreyfus, disques Dreyfus et autres articles industriels Dreyfus, titulaire de
toutes les attestations, cartes et recommandations secrètes, en
descendant du train je me suis adressé illico au porteur le plus proche
qui s’est présenté.
- Parlez-vous français ?
– lui ai-je demandé, entrant tout de suite dans le vif du sujet,
pour qu’il n’ait pas le temps de chercher des excuses.
- Si je le parle ! –
avoua-t-il, ébahi par la qualité de mes informations.
- Dans ce cas… euh… - lui
dis-je en mimant l’indifférence, comme si cela
m’était venu à l’esprit juste comme ça –
ne sauriez-vous pas par hasard où habite Alfred Dreyfus ? Ce n’est
pas pour lui rendre visite, il n’en est pas question… C’est
juste pour le savoir, j’ai entendu dire qu’un appartement est
à louer dans son immeuble…
Il s’étonna.
- Dreyfus
– qui est-ce ?
Ce fut mon tour de m’étonner.
- Vous ne connaissez pas le colonel
Dreyfus, la plus grande victime d’erreur judiciaire du siècle
dernier ?
Il se gratta la tête.
- Ben… Le nom me dit quelque chose, mais celui que je
connais n’est pas colonel, il est charcutier, et il s’appelle
François Boulanger.
C’est un fou.
Je dois réorienter mes recherches.
Tout d’abord j’ai fait le tour
des cafés en espérant trouver l’adresse de Dreyfus dans un
annuaire de téléphone. Si cette idée diabolique
échoue aussi, alors j’irai chercher les parents de Walsin Esterházy, je leur demanderai un bordereau
falsifié, et j’essayerai de m’immiscer dans son voisinage en
tant que danseur de bordereau.
En sortant du cinquième café
je me suis cogné à un type maigre, pas très jeune, qui fit
un saut de côté. Au même moment je compris que ce type me
talonnait en secret partout, depuis la gare.
Aussitôt j’ai vu clair dans la
situation !
C’est un homme, un espion de la
société secrète Paty de Clam,
qui sait déjà ce que je manigance, et il veut
m’empêcher de rencontrer Dreyfus !
Je me tourne brusquement face à lui.
- Qu’avez-vous à
m’espionner ? – lui hurlai-je en voyant que tenter de le semer
était sans espoir.
- Pardonnez-moi, balbutia-t-il, mais
au point où nous en sommes je dois vous avouer que je vous suis depuis
l’instant où en discutant avec le porteur vous avez trahi que vous
veniez de Budapest…Je n’ai pas pu résister à ma
curiosité… C’est plus fort que moi, je veux savoir quelque
chose…
Je dus sourire et je lui dis avec
condescendance :
- Bon, posez votre question, bien que
je n’aime pas faire des déclarations concernant les affaires
officielles, mais je veux bien faire une exception…
- Monsieur ! – dit-il vite,
ému. – Vous arrivez de Budapest… Vous pourrez sûrement
me dire comment était Franci Gaál[2] dans la Bonne fée[3] !
Et est-il vrai qu’il y a une idylle entre elle et Molnár ? Je
n’arrive pas à démêler les commérages
ici…
Je le regardai soupçonneux.
- Êtes-vous journaliste ?
- Mais pas du tout ! N’ayez
aucune crainte ! Cela me passionne en tant que personne privée. Au
demeurant je suis colonel à la
retraite, mon nom est Alfred Dreyfus.
- Comment ? Vous êtes
Alfred Dreyfus en personne ?!...
- Oui Monsieur, répondit-il
timidement, pourquoi ? Mon nom vous dit quelque chose ?
- Mais c’est vous que je cherche
désespérément !
- Ah oui ? Moi ? Comment
est-ce possible ? D’où connaissez-vous mon existence ?
Aurions-nous des connaissances communes ? Ou… Aurais-je le bonheur
d’être votre cousin éloigné ?
- Ne plaisantez pas, Colonel !
Vous n’allez pas esquiver une interview !
Et déjà je mis en route le
phonographe secret que je gardais sous mon aisselle.
- Quelle interview ? –
demanda-t-il étonné.
- Bon, ne faites pas le discret, je
n’ignore pas que vous ne donnez jamais d’interview. Mais cette fois
vous êtes tombé dans votre propre piège, c’est vous
qui m’avez adressé la parole !
Il sursauta.
- Ciel, de quoi s’agit-il ?
- Êtes-vous prêt à
répondre à mes questions ?
- Si vous insistez…
Asseyons-nous dans ce coin…
Nous retournâmes dans le café.
Ma première question gardée
au chaud était celle-ci :
- Que ressentiez-vous quand on vous a
craché à la figure la calomnie honteuse que vous étiez
l’auteur de la note ?
Là, il se passa quelque chose
d’inattendu.
Dreyfus
pâlit.
- Vous… vous… avez
parlé… avec ma femme…
- Non, répondis-je surpris, je
n’ai pas eu l’honneur de rencontrer Madame Dreyfus, pourquoi ?
Dreyfus se met à parler rapidement,
avec animation.
- Non ? Alors d’accord.
Écoutez bien. Je vois que vous êtes un homme de bonne
volonté. Je vais tout vous avouer. Seulement à vous.
Je le fixe, stupéfait. Il prononce
nettement chaque syllabe.
- C’est
moi qui ai écrit la note.
J’en tombe à la renverse. Je
chuchote :
- Comment ? Que dites-vous ?
Vous étiez quand même l’auteur de la… ?
- Écoutez-moi.
Je ne pouvais pas faire autre chose. Sinon nous aurions rencontré de
graves problèmes. Ils avaient déjà des
soupçons… Quand j’ai reçu la note
d’origine… avec le montant total… j’ai deviné
qu’il y aurait du grabuge… je l’ai déchirée
d’une décision soudaine… et j’en ai écrit une
autre à sa place, de ma propre main… avec des données
différentes...
Je tremble de tout mon être.
- C’est horrible !... et Walsin Esterházy ?
- Quel Walsin
Esterházy ?
- Celui que le monde connaît
comme le coupable…
- De quoi vous parlez ?
- Et vous, de quoi vous parlez ?
- Je parle de la note que mon tailleur
m’a envoyée le mois dernier où on lit que ma nouvelle
queue-de-pie coûte mille francs… Ma femme m’aurait tué
si elle l’avait su… J’ai déchiré le bas de la
note, et en imitant l’écriture de la firme, j’ai
corrigé le mille francs en cinq cents francs… J’ai
payé la différence de ma poche. N’êtes-vous pas un
commis de la firme ?
Je me mets en colère.
- Vous me faites marcher,
Colonel ? Je parle du bordereau… et de Walsin
Esterházy… et de Zola… et de toute la monstrueuse affaire…
en millehuitcentquatrevingtseize…
Il réfléchit.
- Ah… en millehuitcentquatrevingtseize…
Oui… ça me revient… C’est vrai que j’ai eu une
affaire à la Cour Martiale… Vous dites que les gens s’en
souviennent encore ?!... Moi, ça m’est complètement
sorti de la tête !
Színházi
Élet, 1930, n°45.
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