Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PAS LE TEMPS
Découverte
originale que la vie est courte
Aurais-je dû le
lire ? Aurais-je dû aller le voir ? Aurais-je dû
l’étudier pour le comprendre ? Aurais-je dû y
prêter attention pour saisir sa beauté ? Aurais-je dû
le vivre moi-même pour juger ? Aurais-je dû
l’expérimenter sur moi pour passer un examen sur le sujet ?
Eh oui. Je le reconnais. J’aurais
aimé, je voulais, je l’avais prévu, ça
m’intéressait. Aussi j’ai fait, j’ai regardé,
j’ai lu, j’ai expérimenté, tout au moins j’ai
commencé, j’avais entamé.
J’ai commencé, j’ai
abandonné.
Pourquoi ? Par manque de temps. Je
n’avais pas le temps.
Tu n’avais pas le temps !
Balivernes. Tu te racontes des histoires, tu cherches des excuses. Tu es un
touche-à-tout, un superficiel, un inconstant, sans volonté,
d’attention dispersée, enfant distrait. Pourquoi n’avais-tu
pas le temps ? Parce que tu avais toujours un œil ailleurs.
Et toi alors ?
En effet, j’avais un œil ailleurs.
Mais seulement parce que j’avais à guetter ailleurs, ne penses-tu
pas ? Je n’ai rien abandonné parce que ça
m’ennuyait – mais parce qu’il y avait autre chose qui
m’intéressait davantage. Rien ne m’a jamais ennuyé,
je te le jure, tout au plus ça m’endormait parfois, mais dans ce
cas je trompais mon corps indolent et je tentais de
faire en sorte que mon attention transbordée dans l’inconscient me
procure la magie du sommeil, afin de poursuivre au-dedans ce que j’avais
abandonné au dehors. C’est ainsi que je dormais, les yeux ouverts
derrière les stores fermés de mes paupières.
Inconstance, superficialité ?
Mensonges.
Je dus abandonner, car au contraire ce dont
je m’occupais m’intéressait trop profondément et trop
en détail. J’assistais à l’agitation des fourmis,
oubliant tout, et je m’éveillais en pensant que
j’étais au début du commencement : je dois
arrêter immédiatement, me dis-je, car je suis menacé de ne
m’occuper pendant vingt ans que de fourmis, tel Fabre qui en a
écrit des volumes – puis il a vieilli, et n’étant pas
expert en état d’âme de ballerines, il ne pouvait plus
trouver un sens à la vie.
Eut-il raison ?
Il eut raison, parce que pour comprendre ne
serait-ce que superficiellement une société formée en des
millions d’années, l’observer pendant vingt ans est
équivalent à avaler en une bouchée le travail de toute une
matinée du cuisinier : notre palais a à peine le temps de
deviner la richesse des nobles saveurs, pour l’évaluer.
Pourtant ce que Heine décrit dans ce
qui suit, a été fabriqué par un unique cuisinier :
Ich hab allein dreihundert Jahre
Tagtäglich
drüber nachgedacht
Wie
man am besten Doktores juris
Und
gar die kleinen Flöhe macht.[1]
C’était facile pour lui, il
avait une éternité à sa disposition.
Je n’ai pas eu le temps. Je
n’ai pas le temps.
Pour lui ce fut facile car il pouvait
expérimenter sur l’infini la force infinie de son envie
créatrice. Et c’est facile aussi pour toi qui hausses les
épaules devant mon impatience, non parce que tu trouves que la vie
humaine suffit pour connaître la vie, mais parce que pour toi c’est
même trop, parce qu’elle ne t’intéresse tout
simplement pas.
Tu restes assis sous un palmier, et dans le
long instant, immergeant en toi-même, écoutant le battement de ton
cœur, tu crois jouir des battements d’ailes de l’infinitude,
dans la confusion de ton bouddhisme.
Mais moi je sais déjà que tu
fais de nécessité vertu – ce n’est pas la
Vérité qui habite ton âme, mais seulement le cadavre assassiné
de l’envie de vivre.
Toi non plus tu ne veux pas me comprendre,
toi l’ergoteur qui essaye de mesurer tout à cette aune de la
relativité parce qu’elle est à la mode. Temps long et temps
court, ce sont des notions relatives (dis-tu d’un geste dédaigneux),
et tu cites « l’arbre centenaire et l’insecte d’un
jour » de Madách. L’échelle de la vie
étant la rapidité de mon aptitude à comprendre, tu me
proposes une expérience par la pensée à la Einstein
(cf. : The time Accelerator, de
Wells), d’essayer de voir, remarquer, sentir, agir en une minute autant
qu’en une heure dans des conditions normales : j’aurai ainsi
multiplié ma vie par soixante, j’aurai vécu quarante-huit
mille années au lieu de quatre-vingt.
Satan, charlatan, tu cherches à me
tromper !
Même si l’expérience
aboutit grâce à ton élixir méphistophélique,
à quoi cela m’avancera-t-il ? Je devrais constater que le
monde s’est figé autour de moi comme dans le château de la
Belle au Bois Dormant : le champion tend son bras figé, une
raquette de tennis à la main – la balle s’arrête en
l’air – la Gretchen que j’aime et pour laquelle je voulais
rajeunir, pour laquelle je voulais vivre éternellement, reste
couchée sur place comme un gisant, pas un cil ne frémit à
ses yeux, parce que le plus vif de ses mouvements n’est que calme mortel
par rapport à la vitesse de ma perception.
Tu devrais accorder le monde entier
à mes yeux et à mes oreilles (et alors on en serait au même
point où nous sommes, sans ton élixir) pour que je ne voie pas
seulement mais que je participe aussi à son mouvement. Car à quoi
cela m’avance si je ne fais que regarder, sans participer ?
Je ne vois
vraiment que ce à quoi je participe. Le vrai sens d’une pièce ne peut être clair que
pour le comédien – le télescope montre le trop grand, le
microscope le trop petit.
Ce n’est pas avec un cœur divin,
mais avec un cœur humain que je voudrais être homme en ce monde
– mais qu’y faire ?
Je n’ai pas le temps, je n’ai
pas le temps.
Je n’ai pas le temps, je dois me
hâter, je suis pressé, la vie est trop riche – et
c’est parce qu’elle mériterait que je m’en occupe
davantage dans chacun de ses détails, que je m’en occupe moins.
Gretchen, t’ai-je été
infidèle ? J’ai peut-être été
infidèle, non parce que je t’aime moins, mais parce que je
t’aime cent fois plus que tu ne
m’as aimé. J’ai dû renoncer à toi, dans une
douleur cent fois plus grande que celle que je t’ai causée, car te
faire mienne comme je le voulais,
nous souder ensemble, devenir un avec toi : une vie humaine aurait
été trop courte – or que vaut notre amour sans cela ?
Ton époux restera près de toi
"tout au long d’une vie", il se frappera la poitrine et
discourra de fidélité, foi, persévérance,
caractère, du roc inébranlable de la conviction.
En réalité même
l’homme à la foi la plus inébranlable ne restera avec sa
conviction que soixante ou soixante-dix ans tout au plus.
Ensuite il oublie tout, et il n’aura
plus qu’une seule ambition : confier ses cendres,
décomposé en ses éléments, aux tourbillons de cent
opinions, intentions, volontés.
J’ai écrit récemment
à l’un de mes contradicteurs : « … en
prenant congé de toi pour une courte période de
temps… ».
J’entendais par-là que je ne
voulais plus jamais le revoir.
Laissons les plaisanteries, la vie est
très courte.
Pas relativement courte, pas courte par
rapport à autre chose. Je parle de la vie de l’homme, et j’affirme que la vie d’un homme est
trop courte par rapport à l’homme, elle est trop courte pour ce
que par sa nature l’homme est né, ce à quoi il sert, ce
dont il serait capable, ce qu’il devrait accomplir, ce dont
l’espoir et l’intention l’ont rendu homme et non hanneton
– elle est courte par rapport à ce qui l’a rendu homme, ou
plutôt le rendrait s’il avait le temps de s’accomplir.
Pour user d’une métaphore,
imaginez une machinerie compliquée, perfectionnée, dont le mécanisme serait parfaitement
apte à voler, disons, jusqu’à la lune, ou de produire un
chef-d’œuvre. Tout semble aller bien, pourtant ça
n’aboutira pas, parce qu’une composante, la pièce la plus
importante, est en cire et non en acier, elle fond à mi-parcours, et
tout s’arrête.
Les matériaux sont
défaillants, ils ne sont pas dimensionnés pour la tâche. Ni
les uns pour les autres.
Notre squelette est prévu pour plusieurs
milliers d’années, il est en matériau durable ; dans
cette caisse solide(le thorax), faite en matériau excellent, durable, on
place un cœur qui s’use en soixante-dix ou quatre-vingts ans.
Que dirions-nous d’un horloger qui
dans un superbe chronomètre, aux axes en rubis et aux roues de platine,
placerait un ressort en paille ?
Sciences, c’est là qu’il
faut agir !
Si la vie durait au moins mille ans, je ne
rouspéterais pas. On aurait au moins le temps de parer au plus urgent.
J’entends la mise en garde du nouveau
moraliste : c’est un discours vieillot, égoïste,
individualiste. L’espèce humaine n’a nul besoin de ta vie
"particulière", qu’elle soit longue ou courte – le
chemin du progrès conduit à travers le tout, nous travaillons ensemble, nous transmettons nos
expériences les uns aux autres. Tu ferais mieux de disséquer les
questions brûlantes de la société plutôt que de
pleurnicher sur ton chagrin personnel, de t’occuper de ta petite
personne.
Mais de quoi diable voulez-vous que je
m’occupe en si peu de temps ?
Même l’orateur, avant de monter
à la tribune, domine son trac personnel, règle ses affaires
privées, pour se consacrer ensuite aux affaires publiques. Mais ce court
laps de temps que dure notre vie ne suffit même pas pour surmonter le
trac de la découverte de ce problème.
J’admets qu’il peut y avoir des
choses plus intelligentes dans la vie. Mais il ne vaut pas la peine de
s’y atteler, puisque c’en sera fini sous peu.
Si nous vivions mille ans, peut-être
ne perdrais-je pas une seule minute pour moi-même. Mais dans notre cas il
ne vaut pas la peine de s’occuper d’autre chose. Au moins
j’apprendrais un tant soit peu sur un seul sujet.
N’ai-je pas raison ? Je
n’ai pas le temps d’apprendre, de comprendre,
d’acquérir des certitudes – si quand même par hasard
j’ai appris quelque chose, je n’ai pas le temps de le prouver, le
publier, le diffuser, faire accepter que j’ai raison.
Pardonnez-moi d’être si long.
Comment a déjà dit
Cicéron ?
« Je n’ai pas eu le temps
d’être bref. »
Pesti
Napló, 16 novembre 1930.
[1] Heine: Schöpfungslieder IV (chants de la création IV) : Durant trois cents ans/J’ai moi aussi réfléchi jour et nuit/Comment les grands docteurs en droit/Arrivent à pondre de minuscules puces.