Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DANS LA MAISON D’UN PENDU
’après
le proverbe, ça ne se fait pas dans la maison d’un pendu.
Ça ne se fait pas de parler de
corde !
En même temps il est vrai qu’ailleurs
on n’a pas idée de parler de corde, il est donc légitime de
se demander où on doit parler de corde si ce n’est pas là
où on y pense. Néanmoins le proverbe a raison, car il nous
rappelle un de nos devoirs le plus difficile et le plus important : le tact.
La bienveillance et la mauvaise
volonté, c’est une autre question.
Un homme bien élevé fait
toujours attention de ne pas toucher, tout au moins consciemment, là
où ça fait mal. Mais que faire contre le vilain garnement qui
s’agite au fond de notre âme, la
conscience inférieure de la nouvelle psychologie, que j’ai
nommée moi-même un jour bibi, mon petit moi ?
Ce vilain garnement ne se tient pas
tranquille, il guette et il tarabiscote sans cesse, ne connaît ni
pitié ni miséricorde, ni compréhension. Nous avons beau
tenir en laisse son insolente bonne humeur nourrie des instincts les plus
triviaux, sa goguenardise et sa malignité perfide, sa vigilance observe
tout ; s’il ne peut pas parler ouvertement, il trouve le moyen de
glisser son fiel dans notre discours policé et prudent, sans qu’on
y prenne garde.
Ou plutôt nous nous en rendons compte
trop tard.
Généralement après
l’effet causé par le mot échappé.
Ce sont les gaffes les plus
caractéristiques, vous ne l’avez jamais remarqué ?
Le langage est truffé de
métaphores et d’images – quelle autre raison que ce vilain
garnement ferait que nous utilisions ces images toujours "par hasard"
à un mauvais moment et à mauvais escient.
En parlant avec un aveugle, je
m’aperçois après coup avec frayeur que nous avons utilisé
tout le temps des comparaisons "heureuses" ; par exemple :
voyez-vous, la chance sourit aux clairvoyants. Voyez-vous, même une poule
aveugle trouve du grain. Et nous avons utilisé sans raison, à
tout bout de champ l’expression "à première vue",
alors qu’à d’autres moments des années peuvent passer
sans y avoir recours.
Puis le même jour j’ai fait la
connaissance d’un monsieur charmant, unijambiste. Nous avons fermement
décidé ensemble d’être plus prudents envers les
aveugles et pour s’en assurer, d’éviter les comparaisons.
Pour paraître naturel, je lui ai déclaré tout de suite que
je n’aime pas le discours imagé, car "toute comparaison est
boiteuse".
Un jour j’ai sorti à la suite
une huitaine de blagues de bègues (ce que je ne fais pas souvent)
à mon voisin au café. Il a alors ouvert la bouche pour
dire : « te… te… très drôles, ces be… be…
blagues. »
Un autre jour, en causant avec un ministre
ma langue a fourché, et de notre terre promise j’ai
déclaré que c’était "la terre des
promesses".
Mais après tout, si l’on y
pense, il n’est pas possible d’y échapper
complètement.
En fin de compte chaque maison est la
maison d’un pendu, ou tout au moins la maison d’un homme à
pendre.
Et pourtant, nos lèvres disent comme
mécaniquement des mots comme « mort »,
« amour », « bonheur » et
d’autres.
Pesti
Napló, 19 novembre 1930.