Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
NE L’AUTOPSIEZ PAS
La vie est un
grand dramaturge
Es ist eine alte Geschichte,
Doch bleibt sie immer neu;
Und wem sie just passieret,
Dem bricht das Herz entzwei…[1]
Heine
J’ai connu cette belle et jeune veuve,
qui était belle et qui était jeune, et qui était aussi une
personne cultivée, enthousiaste et passionnée – je sais
qu’elle aimait les sciences, la belle poésie et les beaux
tableaux, je l’ai entendue réciter des poèmes,
s’enthousiasmer, écouter bouche bée le beau parler, croire
aveuglément et sans contrôle les paroles des beaux esprits au
goût délicat qui méprisent tout ce qui est vulgaire, et des "artistes de la
vie" pour qui tout dépend de la forme et du style. Je l’ai
rencontrée un certain nombre de fois en compagnie
d’éminents écrivains, de merveilleux comédiens ou de
grands peintres, tout le monde la complimentait et la flattait au nom d’une
sorte d’obscur hédonisme – son propre mari, le pauvre,
lui-même artiste, parlait d’elle comme d’un
phénomène exceptionnel promis à un avenir rayonnant, avant
de se tuer pour ne pas faire obstacle à sa brillante carrière.
Dans sa lettre d’adieu il l’appelait « mon
Aphrodite », comme si cette féerique merveille de
beauté et de distinction avait recréé l’illusion de Hellas.
Même le souffle glacé de la
mort choisie de ce pauvre et naïf artiste n’a pas ouvert ses yeux
pour qu’en faisant une dernière fois le tour de son atelier, il
découvrît l’époque qui était la sienne :
il s’est allongé sur son lit de mort comme s’il
s’apprêtait à boire la ciguë avec une couronne
d’épines sur la tête. Il a ouvert le robinet du gaz, non
sans avoir pris la peine de griffonner dans la marge de sa lettre d’adieu
« ne m’autopsiez pas ». Et quelques mois plus tard
la belle et jeune veuve pour le bonheur de laquelle cette vie a
été sacrifiée, et dont les chances exceptionnelles, les
exigences exceptionnelles face à la vie ont été
encouragées et légitimées par un chœur écervelé
de laudateurs – la jeune veuve, son petit sac plein de certificats et
d’attestations officiels et officieux, et gardant en mémoire tous
les mots raffinés et élevés qu’elle avait lus et
entendus autour d’elle, s’est gentiment allongée elle aussi,
elle a avalé du véronal, et de tous les jolis mots et beaux
poèmes qui l’avaient tant inspirée dans la vie elle
n’a trouvé à laisser derrière elle qu’une
seule pitoyable banalité: « Ne m’autopsiez
pas ».
Et pourtant, inconsciemment, ces quatre
mots signifient cette fois autre chose que ce qu’y entendent les romans
noirs et les petites bonnes des beaux quartiers.
Voyons ce qui s’est passé.
Le mari artiste et sa brillante
épouse médecin vivent une vie de haut vol. Une vie chargée
de sentiments, d’emportements, de désirs et d’exigences
élevées, d’espérances et de désillusions
– leur vocabulaire, leurs pensées, leurs jugements germent
toujours de ce monde onirique par lequel à chaque époque la
clinquante foire aux vanités s’efforce à dissimuler la
réalité. Il n’y a personne pour leur tendre devant les yeux
le miroir de cette vérité glacée : les connaisseurs
de la vie sont habituellement taciturnes et pudiques. Apparaît un homme,
une sorte d’admirateur à l’âme double, une Nora
mâle, qui leur prêche ostensiblement "le droit à la
vie", "la personnalité de la femme" : ces hommes ont
beaucoup de problèmes avec la personnalité de la femme
qu’ils veulent à tout prix libérer. La libération
aboutit, l’homme n’hésite pas à le dire
"ouvertement et honnêtement" au mari, qui
"s’écarte", se tue. Ils peuvent se donner l’un
à l’autre, et pendant quelques mois flotte gaiement le drapeau de
"l’avenir heureux et resplendissant", ce château de
cartes construit sur le vide. Alors se produit un léger trouble :
il faudrait réellement bâtir cet avenir. Elle, naïve et de
bonne foi, veut assumer ce travail. Mais pendant qu’elle s’y
attache, lui, il remâche leur histoire dans sa solitude provinciale, et
il en résulte qu’il offre une bague de fiançailles à
la fille de son ami fortuné. Les bans sont publiés, et le matin
des noces la veuve délaissée se tue, tout en priant la police de
ne pas l’autopsier.
Messieurs les romanciers et auteurs
dramatiques, scénaristes de tragédies cinématographiques
et vous aussi philosophes de la morale : ainsi est la vie. Puisez-y,
n’est-ce pas un bon sujet ? Encore faut-il décider comment
l’adapter, quel genre choisir.
Est-ce une tragédie du destin ?
Oui, sans aucun doute, la fatalité y joue un rôle – on y
entend le battement d’ailes de puissances supérieures, on y sent la
présence invisible de
Mais est-il nécessaire de
l’écrire ?
Cette "tragédie du destin"
présente une similitude inquiétante avec d’autres
tragédies puisées "dans la vie", cent fois
écrites pour la scène ou le roman. On ne sait pas au juste
à quoi celle-ci ressemble davantage :
à une autre tragédie
similaire, ou au reflet de cette autre tragédie, au roman – on a du mal à éteindre le
pénible soupçon que l’une des tragédies ne serait
pas en liaison directe avec l’autre, mais liée seulement par le
truchement de la littérature
– ai-je été inspiré par mon frère jumeau ou
par mon reflet dans le miroir pour agir moi aussi de la même
façon ? Ce drame tant de fois nouveau et pourtant si
douloureusement monotone et ordinaire, devait-il se reproduire parce que
c’est la loi des âmes humaines – ou bien parce que la
littérature avait gardé cette loi en vigueur, l’avait
évoquée une fois de plus aux vivants ? Dans l’ordre
normal des choses il y aurait pourtant une différence d’une autre
nature entre tragédie véritable et tragédie de la
scène que l’esthétique n’aime pas beaucoup
reconnaître, et qui est pourtant essentielle à l’art dramatique.
L’écrivain authentique, si une telle catastrophe l’inspire,
est mû par un désir secret et une volonté : dans son
indignation devant tant de malheurs, dans sa compassion avec les malheureux,
par l’analyse des tenants et aboutissants, il compte prendre les devants et empêcher une
répétition de cette tragédie dans la
réalité. En effet, nous devons croire que globalement le sort
d’Œdipe, le destin de Hamlet, le châtiment de Macbeth,
l’histoire de Thérèse Raquin, ont
été dictés par la même solidarité humaine, le
refus du mal et l’aspiration au bien, les mêmes qui servent
d’exemple à des prêches et des paraboles ordinaires :
vous voyez, mes frères, c’est ce qui arrive à celui qui
fait ceci ou cela, ne le faites pas si vous ne voulez pas partager leur destin.
C’est inspirés par cette
bienveillance immortelle que tout art sain et toute science saine
"autopsient" le cadavre des événements : la
tragédie de la vie. Ils le dissèquent, ils y cherchent les composants,
les lois et la structure – pour tirer un enseignement de cette
dissection, afin d’apprendre quelle
a été la cause de ce malheur, comment on pourrait
l’éviter dans l’avenir.
Hélas, art et science, ces deux
aspirations parallèles à la grande Clarté, vers
l’Infini où ils devront se rejoindre, sentent eux-mêmes que
leurs deux voies courant côte à côte représentent le
début du début. C’est en vain que l’anatomie du corps
est parvenue jusqu’à la limite du microscope – c’est
en vain que l’anatomie de l’âme a découvert le germe
du plus fin des tressaillements : nous ne sommes pourtant pas parvenus
encore à être, sur la base de nos connaissances et de nos savoirs,
capables de créer, ou au moins entraver le travail destructeur de la
mort et de la maladie.
Lorsque la doctoresse suicidaire
écrit : ne m’autopsiez pas, son souhait relève
d’une double signification.
Vous, médecins, vous avez
autopsié le corps de tant de suicidés – et pourtant vous
n’avez toujours pas trouvé la cause du suicide, et vous
n’avez pas empêché que cent mille autres en fassent autant
après moi.
Et vous, écrivains et philosophes,
artistes et moralistes – laissez en paix mon histoire et la cause de mon
histoire : ma personnalité. Vous avez déjà
écrit tant de tragédies et tant de romans semblables –
comment est-il possible que de nouveaux romans et tragédies se
produisent encore ?
Oubliez que j’ai vécu. Oubliez
que j’ai existé. De cet oubli jaillira peut-être plus de
salut que si vous me reviviez et me faisiez revivre au lecteur et au
spectateur.
Voilà tout. J’ai
été une femme : un corps et une âme, inextricablement
et inséparablement mêlés. Maintenant je suis morte –
un corps à part et une âme à part, une âme.
Médecins – n’autopsiez
pas mon corps.
Écrivains – ne
disséquez pas mon âme.
Pesti
Napló, 9 mars 1930.
[1]
Ancienne histoire, toujours neuve, / On n'en est point scandalisé;
Mais quiconque en
subit l'épreuve, / N'en revient que le cœur brisé. (1827)