Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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MON MANTEAU

 

Sois-moi fidèle, ô pauvre habit que j’aime,

Ensemble nous devenons vieux…

Béranger

Moi je l’aime, mon manteau. C’était un loden bien épais, brun couleur tabac, et il m’aimait aussi. Ce fut l’œuvre d’un unique instant là-bas, devant le marchand de manteaux, que nous nous sommes plus l’un à l’autre – il pendouillait doucement et modestement au milieu des autres, et quand je passai devant il prit une nuance un peu plus rouge, ce fut peut-être le déclic… et aussi que je reconnus tout de suite ma silhouette sur lui. Je l’ai acheté, et dès le premier jour, ensemble, nous nous sommes sentis intimes tous les deux, l’un sur l’autre et l’un dans l’autre. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais nous avons tous un vêtement que pour une raison mystérieuse nous sentons proche et sympathique et fait pour nous, avec lequel nous vivons en monogamie, dont il émane vers nous une compréhension douce et fidèle, une affection généreuse, que le salon du plus illustre tailleur ne peut coudre, des choses comme ça arrivent par hasard, et nous disons, ébahis, que bizarrement aucun manteau fait sur mesure ne nous sied aussi bien que celui que nous avons trouvé en confection.

Il était un manteau comme ça, mon loden couleur tabac un peu Biedermeier, et nous aurions vieilli ensemble et nous nous serions usés l’un sur l’autre et l’un dans l’autre, si la jalousie et l’incompétence n’eussent semé la zizanie entre nous, par ma stupide vanité.

- Ce manteau a une drôle de couleur – commencèrent à remarquer mes connaissances.

- Comment peut-on porter un manteau couleur tabac ? – ainsi hochèrent la tête les gandins et les godelureaux. – Personne ne porte un manteau couleur tabac.

Maintenant, si j’étais le prince de Galles, ma vanité se manifesterait dans un quand même, les autres n’ont qu’à en porter aussi, si ce n’est pas la mode, ça le sera. Le prince de Galles peut se permettre de légaliser et faire admettre un mariage morganatique passé avec son manteau. Moi pas. C’est la différence entre nous. Lui, il peut porter une guenille qui lui plaît, moi je ne peux revêtir que celle que, sur son initiative, portent les autres. C’est pourquoi il est élégant, tandis que moi…

J’ai soutenu héroïquement mon manteau pendant un an. En secret je guettais que le prince De Galles changeât de goût et qu’il s’en fît faire aussi un, couleur tabac.

Alors hier, quand même ma famille a commencé à m’embêter, j’ai jeté l’éponge. J’ai fait promesse à la maison de m’en débarrasser, d’en faire cadeau, de le vendre ou de l’échanger.

Je ne lui en ai pas soufflé mot, au manteau.

Je l’ai revêtu une dernière fois et je suis parti chez le marchand de manteaux pour en acheter un autre. Le manteau, lui, me couvrait fidèlement et chaudement, il m’épargnait le vent, me protégeait du froid pour que je ne m’enrhumasse pas sur le chemin que j’ai entrepris dans l’intention de le vendre et de le trahir. Vous souvenez-vous du poème "Cœur maternel" de József Kiss[1] ? Ce manteau se souciait de ma santé comme le cœur maternel meurtri se soucie de son vilain garnement qui a trébuché.

Non, non, je n’ai pas pu…

Peu avant le magasin de manteaux je fus arrêté par une teinturerie… L’enseigne proposait en lettres capitales : « Teint et nettoie ».

D’une idée soudaine j’ouvris la porte.

- Pourriez-vous teindre ce manteau en noir ?

- Naturellement. Déposez-le, ou envoyez-le nous, ce sera fait en trois jours.

 

Et maintenant le manteau se trouve là-bas et ignore encore ce qui l’attend. Je ne lui ai pas demandé s’il consentait à changer de couleur, s’il était prêt à renier sa personnalité, ses principes, sa conviction couleur tabac, en échange de la conservation de notre intimité – acceptera-t-il d’être infidèle à lui-même pour me rester fidèle ?

On me le rendra demain. Noirci, comme en deuil de lui-même – en deuil de ses illusions, en deuil de son ego perdu.

Comment le regarderai-je dans les yeux ?

Il s’était confié à moi avec une foi naïve, enfantine, il est entré avec moi à la teinturerie, il a porté un regard curieux autour de lui, puis des yeux étonnés sur moi en voyant que je le laissais là – ses deux bras esquissèrent une ondulation d’incertitude sur la patère.

Peut-être est-il maintenant après l’exécution.

Des mains rudes étrangères l’ont saisi. Il a été porté dans un local morne, puant. Dans un chaudron noir bouillonnait où mijotait une sorte de décoction épaisse et sombre : la teinture brûlante et noire comme le goudron. Si une seule de ces gouttes l’avait éclaboussé alors qu’il était encore sur moi, il aurait frémi et il se serait évanoui, mon manteau fin et sensible ! De ce chaudron s’élèvent des volutes de vapeur, il a l’impression de brûler – alors on le saisit et on le plonge la tête en bas dans la teinture, on l’enfonce, on pose un couvercle dessus, et quatre-vingt-dix diables se mettent à tourner et agiter ce chaudron de sorcières…

Quand il revient de son évanouissement, et pendant le séchage sur le mur il aperçoit son image dans le miroir d’en face – il ne se reconnaît plus.

Un manteau noir…

Et telles des larmes noires, il commence à faire couler la teinture noire sur le sol… Mais même maintenant, même avec ces larmes, il ne se plaint pas … Il craint que je ne le reconnaisse pas quand on me le rendra, après tant de souffrances…

Non, je ne supporte pas cette pensée…

Pourquoi n’ai-je pas demandé d’être plutôt teint moi-même, en rouge de pied en cap ?!

C’est trop tard…

 

Pesti Napló, 28 novembre 1930.

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[1] Jsef Kiss (1843-1921). Poète hongrois.