Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MON VIEUX
Elle a raison, la
comtesse Margit Bethlen[1], qui dans cette même rubrique a
écrit la semaine dernière qu’on utilise
exagérément le tutoiement chez nous, il conviendrait de
réserver cette familiarité à des personnes de son
intimité.
Bien sûr, la noble exigence de
l’humanisme et de la démocratie, rendant souhaitable que nous
ressentions une certaine intimité les uns envers les autres, est une
autre question.
Sans parler de la compréhension
mutuelle.
C’est quand même
différent, quand je dis quelque chose à un ami que je tutoie.
Entre-temps j’ai rencontré un
cas qui illustre idéalement la différence.
Son titre pourrait être :
histoire de la naissance d’un tutoiement, sous l’effet de
circonstances contraignantes.
Ça commence par ce que je suis
terriblement en colère contre cet individu. Parce que c’est un
véritable meurtre crapuleux, ce qu’il a inventé contre moi,
sous couvert de paragraphes administratifs.
Donc je me rends chez lui, mais dès
que je le vois et qu’il se met à parler avec sa courtoisie
mielleuse, je pâlis de colère de ne pas pouvoir dire mon avis,
comme je le voudrais, sur ce procédé.
Cela lui procure un grand avantage, bien
sûr.
- Écoutez, très
honoré Monsieur le Rédacteur, dit-il en souriant de mon agonie,
vous voudrez bien reconnaître, n’est-ce pas, que les formes sont
respectées dans cette affaire.
Ouais, la forme est propre, c’est
seulement le fond qui est sale. Et il le sait parfaitement. Et il
n’ignore pas non plus que je sais qu’il le sait.
Il prendrait un autre ton, voire battrait
même en retraite à certains égards, si je pouvais lui
communiquer mon avis, non sur l’affaire, mais sur lui qui a
accepté ce dossier. Cela est naturellement impossible dans la forme,
selon les lois sociétales en vigueur, cela ne ferait qu’apporter
de nouvelles complications, à mon détriment : diffamation,
calomnie, duel, que sais-je encore ?
Tout d’un coup, un instant avant le
désarroi complet et une reculade honteuse, j’ai une idée
géniale.
Je lui lance un clin d’œil,
j’affiche un large sourire, je lui tends la main. Il me regarde
soupçonneusement. Je lui dis :
- Salut. En tant
qu’aîné de nous deux, permets-moi de…
- Oh, cher… euh…
Maître… cher ami…, balbutie-t-il très honoré,
c’est un grand honneur pour moi… salut, salut à toi…
- Ce n’est rien. Bon, alors,
où en étions-nous ? Ah oui, je sais. Donc pour la
forme… Mais pour le fond, mon vieux, tu es vraiment un coquin, mon vieux.
Crois-en, mon vieux, ton vieil ami. Tu es une canaille, un voleur, mon vieux,
on a déjà pendu des escrocs pour moins que ça, mon vieux,
j’ai raison, n’est-ce pas, mon vieux ?
Et je lui administre des coups de poing
dans la poitrine, en toute intimité.
Il ricane, très honoré, tout
en cherchant sa respiration.
- Hé, hé… ben, mon
vieux, il faut savoir se débrouiller dans ce sale monde. Mais pourquoi
tu ne m’as pas averti plus tôt, mon vieux ?
- Je t’avertis maintenant…
Fais quelque chose, mon vieux, pour y remédier, parce que, mais
ça reste entre nous, mon vieux, tu sais bien quelle saloperie ils ont
concocté contre moi, mon vieux.
Mon vieux se gratte la tête.
- Ben… à vrai dire, cela
n’est pas faux… Bon, nous ferons quelque chose.
Et mon vieux a fait quelque chose.
Voilà l’avantage du
tutoiement. Il est souhaitable que la compréhension et la confiance se
répandent entre les gens.
Az Est, 7 décembre 1930.