Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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RÊVE ÉTRANGE

 

« Le rêve est comparaison. »

(Freud)

„Alles Vergängliche ist nur ein Gleichnis [1]

   (Goethe)

Qu’est-ce qui t’arrive? – répète-t-elle gentiment, en se penchant plus près, un peu impatiente parce que le vrombissement de la machinerie se fondant avec le grondement de la mer rend sourd.

- J’ai demandé ce qui ne va pas.

Le bateau avance rapidement, je dois sortir de ma torpeur pour réfléchir et me souvenir que nous nous dirigeons vers l’Alaska, dans l’écheveau de lumière que la lune projette sur l’eau.

- Rien… Je suis encore un peu sonné…

- Tu as dormi une vingtaine de minutes.

- Ah bon.

Je me mets à rire.

- Écoute… J’ai fait un rêve, un rêve long et étrange en si peu de temps…

- Tu as rêvé ?

- Oui, un rêve passablement idiot et confus… Connais-tu ces rêves angoissants ? Dis-moi, est-ce que je n’ai pas trop mangé de cette soupe de feu – elle m’aurait tourmenté. Est-ce que j’ai crié aussi ?

- Tu as seulement gémi… Allez, raconte.

- Je veux bien. C’était un cauchemar. Il est difficile de mettre en mots ces choses-là… Tu sais que l’essentiel d’une expérience onirique ne réside pas dans l’action du rêve, mais plutôt dans les couleurs et l’atmosphère… si l’on y ajoute les rouages de la machinerie… un rêve aussi coloré et profond possède une logique étrange… quand tu es dedans, tu trouves si naturelle l’incohérence absurde des choses… ça ne te paraîtrait certainement pas risible, ensuite si tu les répètes dans une réalité sobre et éveillée, tout le monde en rit, et tu en fais autant.

- Même le rêve le plus ridicule signifie quelque chose.

- Bien sûr, le revers de la réalité, des lignes confuses en tous sens, en bas, au dos du tapis brodé… Ça n’a que l’apparence d’un non-sens… Je vais essayer de le bégayer si je peux, mais approche-moi un peu la Lune, je ne te vois pas bien…

- Naturellement, mon chéri.

Elle fixe le ciel des yeux. La Lune se met aussitôt à grandir, on la voit qui court vers nous, le relief de sa surface volcanique devient plus net. La mer enfle, elle soulève notre bateau. Maintenant la Lune est aussi grande que Vérmező[2]. J’attends qu’elle soit assez près pour que son arc inférieur disparaisse sous l’horizon, tandis que son arc supérieur se hisse au-dessus de nous tout comme l’Himalaya. Une clarté timide arrose notre bord.

- Merci, ça ira…

Elle opine gentiment de la tête, la Lune s’arrête.

- Tu vois… cela m’évoque tout de suite un détail farfelu… La lune était aussi présente dans mon rêve, et les étoiles, et les villes où nous sommes passés ensemble… nos souvenirs communs… mais tout cela dans un lointain archaïque, sans fin… où tout se fait tout seul – tu comprends ? tout seul… et notre volonté à toi et à moi ne jouent aucun rôle dans ce qui se passe… oui, c’est la logique caractéristique, impossible, du rêve… le fantastique infantile du rêve… il anime pour ainsi dire un monde sans âme et sans vie, il transforme les objets en un moi autonome et vivant… pendant que celui qui rêve (au contraire de la réalité) devient une victime impuissante de ces choses mortes, qui sont transfigurées par une force mystérieuse… mais pas la nôtre !... Je te dis, un cauchemar !

Elle sourit gentiment.

- Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui est arrivé à la Lune ?

- Imagine que nous soyons dans un jardin… Et alors tu m’embrasses, et moi je veux te faire plaisir… et je te dis : soyons sur la Lune, de là on voit bien l’Afrique que tu aimes tant, tout entière… et tu me dis avec joie, d’accord, soyons là… C’est ce que nous disons, mais nous ne bougeons pas du tout pendant tout ce temps – tu comprends ? Et la Lune ne bouge pas non plus, nous avons beau la fixer tous les deux… elle s’entête, elle reste en place, elle désobéit à notre volonté… Comme si nous étions paralysés…

- Un rêve pénible.

- Au début il est pénible, mais il devient effrayant et étrange. Qu’est-ce que c’est, où sommes-nous ?

Ma chérie fait un signe au laquais, puis se tourne vers moi.

- Rien, entre-temps je t’ai transféré à Paris, aux Tuileries, tu arriveras mieux à t’exprimer ici, Majesté. On va tout de suite apporter du Bordeaux, continue.

- Oui… où j’en étais ? Tu m’as troublé avec ta perruque… tu étais mieux en brune, et je préfère quand tu es grande et svelte… euh… Pompadour… n’est-ce pas ?

- Petit bêta, tu ne reconnais pas ta Cléopâtre ?

- Oh, pardon, excuse-moi… je suis encore distrait par ce rêve fou…

- Reviens à toi et continue de me raconter.

- Oui… effroyable, je te le dis… Anormalement effroyable… Comme si j’avais commis, nous aurions commis tous les deux, un crime horrible… j’ignore ce qu’était ce crime… et il me semble après coup que je l’ignorais aussi dans mon rêve… bref, nous étions tous les deux condamnés pour ce crime… Comment te l’expliquer ? Nous étions condamnés à savoir et à voir ce que nous voulons et nous aimons, ce à quoi nous aspirons (car nous savions cela même dans le rêve), et pourtant ce n’est pas cela qui arrivait mais une autre chose envers laquelle nous étions aussi impuissants que la réalité envers nous-même ici … Cette faculté d’autodétermination de la réalité, c’est un des personnages de mon rêve, mon compagnon de cellule que j’ai interrogé, angoissé, sur ce qui se passe ici qui l’a désignée par un mot onirique bizarre, tout en levant sur moi un regard ironique (car il se sentait très à l’aise dans cette prison) : La Loi ! C’est la loi, Monsieur !

- La loi ?! Quel mot bizarre ! Qu’est-ce qu’il signifie ?

- Bizarre, hein ? Dans mon rêve il avait tout un tas de sens. Nous parlions de lois naturelles, de lois morales, de lois sociales, des lois de la raison, des lois de l’espace et du temps. Je soupçonne le personnage de mon rêve d’avoir tordu le mot "se passe", il l’a interprété de façon à ce que ce qui "s’est passé", n’aurait pas pu "se passer" autrement.

- Petit fou que tu es ! N’aurait pu se passer…

- Eh oui ! Ce mot ridicule figurait dans mon rêve tel une force hostile, plus puissante que moi.

- Un mot, comme une force ? Un non-sens ! Vous m’ennuyez, mon prince !

- Je regrette, c’était ainsi – c’est la logique du rêve. Ce mot et cette force signifiaient peut-être que moi je devais me trouver à la même époque, au même moment, toujours au même endroit, et que je ne cessais pas d’exister et ne naissais pas quand j’en avais envie… J’étais assis dans une pièce comme maintenant, c’était la nuit et j’aurais voulu guetter le soleil levant, pour être avec toi… Mais le soleil ne s’est pas levé, il était de l’autre côté du ciel et on ne pouvait pas le voir, il fallait attendre…

- Attendre ? C’est quoi ?

- Cela signifiait dans mon rêve que les choses inanimées gouvernaient toutes seules, et nous devions passer le temps jusqu’au moment où notre désir coïncidait avec l’opportunité de son accomplissement… même si nous n’avions aucune envie d’occuper le temps à autre chose… Quel est ce bruit ?

Ma chérie regarda par la fenêtre.

- Je crois que la foule révoltée assiège notre château… Ils brandissent des têtes ensanglantées… Si j’entends bien, ils crient ton nom : « À mort ! »

- C’est intéressant… Qui peut bien souhaiter cela ?

- Je soupçonne une âme nommée Danton… Je l’ai rencontrée une fois dans l’image que Dante a inventée et appelée Enfer… Il trouvait ce monde plaisant… c’est peut-être lui qui a décidé de créer quelque chose comme ça…

- Vraiment ? Il m’intéresse. Qu’il vienne.

Et je gis là, ligoté, étalé sur la planche de l’échafaud, elle gesticule près de moi, les mains trempées de sang, la robe déchirée… Je passe ma tête dans la lunette ronde, le couperet est suspendu au-dessus de mon cou… Je médite, toujours ivre de mon rêve. Je poursuis, en traînant.

- Il y avait quelque chose de similaire dans mon rêve… Mais là, plutôt que ce flot réjouissant de la libération de l’approche de la lumière que je sens maintenant dans la même situation, il m’arrive un miracle horrible, paralysant, angoissant et contraire à mon désir et ma volonté… Le couperet, de lui-même, comme s’il ignorait ce qu’il fait, commence sa descente vers mon cou… (pendant que je racontais cela, le couperet accélérait sa chute)… il approche, pour le trancher, et quelque chose me chuchote à l’oreille cette horreur impossible et fascinante que quand cela sera passé, je n’aurais plus ni désir ni volonté… qu’un objet inerte couchera là à ma place, en deux morceaux, et le monde cessera simplement d’exister… ce qui signifiait que je ne me réveillerais plus jamais… que le rêve prendrait définitivement la place de la réalité…

Meurs, crève, infâme !

- En effet, il vaut mieux l’oublier… Je dis que c’était un rêve vil et oppressant… et il a duré trop longtemps !... Il est enfin derrière moi… Je veux quelque chose de gai… L’idée de cette âme nommée Danton ne me plaît guère… Et je veux te voir autrement, toi aussi…

Le couperet s’arrête en l’air. Dans la lueur, telle l’éclair d’un monde nouveau il se transforme en une chaîne de montagnes enneigée, bordant l’horizon, mon amie et moi filons sur un traîneau aux patins d’argent. La neige étincelle sur notre passage… Je reconnais ce paysage, c’est l’Alaska où nous comptions aller ! Mon amie frissonne, mais pas de froid.

- Arrête !... C’est horrible !

- C’est horrible, n’est-ce pas ? Et toi… pendant que le couperet tombait, sarcastique et méchant, et qu’il ne voulait pas s’arrêter quand je le voulais… tu étais là, telle un monstre de l’enfer, et tu l’encourageais à tomber… tu l’as même aidé… Tu étais un de mes ennemis… tu voulais aussi que je n’existe plus… tu étais aussi la Loi…

Elle me regarde, les yeux rayonnants. Elle chuchote :

- Tu veux que je n’existe pas ?

Et déjà elle n’est plus nulle part… Je reste seul sur le traîneau filant vers l’Étoile Polaire.

- Non ! Non ! – ai-je crié – plutôt moi…

Et maintenant c’est elle qui reste assise seule, dans le nuage de poussière qui s’élève… Elle regarde en rêvant les étoiles qui courent dans sa direction et se demande comment elle devrait me recréer, à son image, pour que nous trouvions du plaisir l’un dans l’autre.

 

Pesti Napló, 25 décembre 1930.

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[1] « Toute chose éphémère est comme une comparaison » : dernier vers de Faust.

[2] Un jardin public de Budapest.