Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SUPÉRIORITÉ
CULTURELLE
Extrait du
rapport d’un européaniste japonais
… et
maintenant je
passe au pays que j’ai laissé en dernier dans mon rapport car je
voulais en faire l’exemple d’un modèle standard de la
culture européenne.
J’avais besoin
d’une expérience personnelle pour réfuter des informations
erronées.
En effet, avant mon
arrivée à Budapest, des esprits malveillants hostiles à ce
pays et sa capitale m’ont dépeint une image des conditions qui y
règnent, totalement contraires à ce que j’allais y
connaître. On m’avait parlé d’une crise
économique, d’une misère frappant la majeure partie du
peuple, d’un chômage important, d’analphabétisme,
d’institutions culturelles sous-développées.
Je m’attendais à
trouver un pays ensauvagé, une administration balkanique, des
autorités primitives.
J’avais
décidé de ne pas m’adresser à l’ambassade, de
ne pas me présenter à des fonctionnaires haut gradés.
J’étudie l’âme du peuple, je cherche le contact
d’hommes simples.
Quelle surprise !
Le chauffeur qui me conduit
de la gare à mon hébergement a un visage étonnamment
intelligent. J’essaye de me faire comprendre par signes, mais il sourit
et m’assure dans un anglais impeccable qu’il est très à
l’aise dans cette langue. Il m’explique qu’il a fait ses
études supérieures à Londres, et il est titulaire
d’un diplôme d’ingénieur mécanicien.
C’est une ville qui
emploie des ingénieurs mécaniciens diplômés comme
chauffeurs de taxi !
Le receveur de
l’autobus me surprend par sa courtoisie distinguée. Constatant que
je suis japonais, c’est en japonais qu’il m’indique
l’arrêt où je dois descendre. Devant mon étonnement,
il précise en souriant qu’il est diplômé de
littérature orientale, également agrégé de
l’enseignement secondaire.
À Budapest on exige
donc pour les emplois de receveur de bus des qualifications de professeur du
secondaire !
J’ai parlé plus
tard, dans la rue, avec un ramasseur de neige.
Il m’a appris
qu’il était docteur en médecine. C’est pour sa
compétence en gynécologie obstétrique qu’il a
été nommé à son poste.
Quel pays !
Le poste le plus subalterne
est soumis à la condition d’une qualification la plus haute,
correspondant le mieux à la nature du poste !
J’ose à peine
imaginer la difficulté extrême pour obtenir des postes
supérieurs ! Dans d’autres pays, celui qui ici ne peut
aspirer qu’à être modeste gratte-papier dans un
ministère, serait au moins président de la
république !
Malheureusement je n’ai
pas eu l’opportunité de m’entretenir avec des ministres. Je
suis persuadé qu’ils sont issus d’une sélection dans
les plus hautes sphères de l’aristocratie intellectuelle : je
suppose que ce sont les écrivains, les plus grands poètes et les
plus grands philosophes qui y remplissent ces fonctions.
Pesti Napló, le 28 janvier 1931.