Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LARMES DE
FEMME
- Tout de même, comment as-tu pu
être aussi dur… Je ne t’aurais pas imaginé en
être capable, je te croyais un homme bon… J’ai vu de mes
propres yeux comment tu la faisais pleurer avec tes mots négligemment
lancés… Mais ça t’était égal, tu ne
l’as pas consolée, tu lui as tourné le dos et tu t’es
mis à siffloter distraitement comme ennuyé par les pleurs…
Comment peux-tu ? Quoi qu’elle ait pu faire – une personne qui
pleure souffre, on ne peut pas se fâcher contre une personne qui pleure,
elle ne peut pas être mauvaise ni indifférente.
- Oui, s’il s’agit
d’un homme, ou d’un enfant.
- Je t’en prie, laissons ces lieux
communs ennuyeux et vides sur la fausseté des larmes
féminines… Les femmes ne pleureraient pas de douleur ou de
tristesse… ? Les larmes des femmes ne seraient pas une
détente ou un attendrissement, mais une arme d’attaque dans la
guerre de la séduction… ? Aucun être vivant ne peut
pleurer délibérément, par calcul… Nous ne fabriquons
pas nos pleurs, les larmes coulent d’elles-mêmes… Ceci ne
peut pas être expédié par quelques aphorismes spirituels.
- Bien sûr, je ne le
prétends pas… Je suis persuadé que les pleurs d’Ilus étaient sincères.
- Alors pourquoi t’es-tu
comporté de cette façon ?
- Pourquoi ? Par courtoisie et
par délicatesse. Et par discrétion. Je me suis
détourné, comme on se détourne de quelqu’un qui
vaque à des affaires privées qui ne nous regardent pas.
- Je ne te comprends pas !
Puisque c’est ce que tu lui as dit l’a fait éclater en
sanglots… Toi seul aurais pu l’aider…
- Alors là, tu es bien un
célibataire endurci ! Tu n’as jamais encore eu affaire
à une femme pendant plus de deux mois… C’est moi qui
l’ai fait pleurer ? L’inondation a explosé parce que
quelqu’un a ouvert une écluse ?
- Allons…
- Retiens bien ça : les
femmes ne pleurent jamais pour la raison qu’elles nous dévoilent
comme cause de leurs larmes… La raison qu’elles nous avancent leur
sert seulement de prétexte pour une bonne crise de larmes depuis
longtemps en réserve… Moi j’ai appris cela, et je n’ai
pas le front de me ridiculiser et de me sentir responsable pour avoir
aidé une femme à vider son légitime sac à
larmes… Tout à l’heure j’en ignorais la cause, mais je
suis persuadé qu’Ilus, pour
l’occasion que je m’étais adressé à elle un
peu crûment, a éclaté en sanglots parce que sa copine
s’est offert hier un certain sac en crocodile qu’Ilus aurait aimé acheter pour elle-même. En
réalité elle m’était reconnaissante d’avoir pu
pleurer le sac sans s’humilier pour autant. Sais-tu ce qu’est un catalyseur ?
- Je ne le sais pas et ça ne
m’intéresse pas. Tu es cynique.
- Pas du tout. Seulement je ne veux
pas me pousser du col. Je vois moi aussi les larmes féminines comme les
autres, mais je ne suis pas assez prétentieux pour me flatter d’en
avoir été la cause… Le plus que je puisse faire,
c’est de les laisser couler… Et je fais celui qui croit que la
crise a été déclenchée par ma rudesse, en
réponse à sa grande sensibilité amoureuse à mon
égard… Alors que peut-être elle est en train de pleurer pour
avoir perdu mon rival le plus haïssable… Qui peut connaître
les sources du Nil et des larmes des femmes ?
- La comparaison est boiteuse. Il se
trouve que les sources du Nil ont déjà été
découvertes.
- Oh, pardon ! Je ne sais pas ce qui
m’a fait penser justement au Nil. Peut-être Ilus.
Ou le sac de crocodile.
Pesti Napló, le 4 août
1931.