Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
TRAM
GUILLOTINE, ETC.
Quelques
brevets en prime
Pas de chance, j’ai encore vu une
personne écrasée par le tram. Pourtant la dernière fois,
il y a quelques années, témoin oculaire d’un accident
semblable à celui-ci, j’avais rigoureusement décidé
de ne pas tourner la tête vers la source du cri reconnaissable quand il
retentit derrière mon dos. Je ne veux pas regarder, je résiste,
je ne m’approche pas, je ne veux pas être un observateur de la
scène, ni en tirer un enseignement. À quoi bon
désespérer, me mettre en fureur ? Une simple scène de
rue.
Rien n’y fait.
Je l’ai quand même
regardé, ce nouvel accident, ça s’est passé
exactement de la même façon que les précédents,
alors tant pis, je vais inscrire ce cas aussi dans mes statistiques, je
l’enregistre, cette fois mécaniquement, sans passion et sans faire
de remarque et je vais seriner une fois de plus, sans aucun espoir :
honorable Société de construction de tramways, j’ai
l’expérience que ces accidents de tram se produisent dans chaque
cas parce que soit le passager est endormi ou maladroit, soit il est
téméraire ; un homme ou une petite fille ou une vieille dame
irréfléchie veut sauter en descendant ou en montant avant
l’arrêt complet (sous réserve que ce soit leur faute, il appartient à la
Société de le prouver), il ou elle tombe soit devant la motrice,
soit entre deux voitures. Chaque victime tente de faire à la
dernière seconde un geste instinctif utile et intelligent : pendant
la chute, ou même déjà au sol, elle essaye d’écarter, sinon son corps tout entier, au
moins la tête et le cou, sacrifiant les membres, comme le lézard
ou le renard.
Elle essaye seulement. Mais ne
réussit pas.
Elle ne réussit pas, car toutes les
voitures de tram sans exception sont équipées d’une
planche, qu’on appelle planche de
sauvetage. Cette planche de sauvetage, ou plus exactement guillotine de
tram, empêche et entrave le geste instinctif. Elle ratisse les parties
rondes de l’objet qui se présente devant elle, dans le cas
présent généralement la tête, et puisque entre son bord inférieur et le sol il
reste suffisamment de place pour une
tête aplatie (retenez bien cela !), très habilement elle
ramène la tête attrapée sous les roues, pour qu’il
n’y ait aucune erreur, même par hasard.
Vous me dites que c’est faux, que je
fabrique des blagues cyniques, que c’est impossible, et ainsi de suite.
Écoutez, je ne discute pas. Je suis blasé et j’affirme
calmement, avec indifférence si vous voulez, que dans chaque cas
auxquels j’ai assisté cela s’est passé comme
ça. Des experts l’ont constaté aussi à plusieurs
reprises. Et pourtant les planches de sauvetage n’ont pas
été ôtées, n’ont pas été
modifiées de façon à seulement écarter des roues
l’accidenté, et n’ont pas été
remplacées non plus conformément à leur but en un
matériau souple, celui des petits écriteaux sur lesquels on
avertit le public de ne pas sauter en marche, au risque d’un accident.
Je n’ai pas toujours autant
gardé mon calme. Après le premier cas (j’avais alors
vingt-deux ans) j’ai écrit dans un quotidien un article ardent et
passionné, un appel à la confrontation, une déclaration
solennelle ; j’ai cru que le lendemain tous les trams seraient
rappelés et modifiés. J’avais le sentiment d’avoir
trouvé le but de ma vie : je comptais lancer une guerre et une
révolution contre le tram guillotine, et j’aurais
été prêt à tomber sur les barricades si sous
l’effet de mon article se trouvaient
confrontées la minorité des témoins et la foule
incrédule.
Ensuite, après le deuxième
cas, je n’ai envoyé qu’un fait divers ironique, sans
signature.
Le troisième, je n’ai fait que
le mentionner dans une proposition subordonnée, entre deux lignes.
Ma présente intervention n’a
plus pour but d’espérer un changement quelconque. Je commence
à croire qu’une sorte de loi fait tourner les roues du monde de la
même façon que celles du tram, et je n’ai plus la
prétention de défendre les corps humains qui roulent dessous, « que
le monde tourne comme il l’entend ». Aujourd’hui il me
paraît désormais plus important de comprendre, plutôt que
d’amender, la nature de cette négligence étrange,
disproportionnée ; l’espèce humaine aspire à
aller dans les étoiles, à construire la Tour de Babel, et en
même temps elle méprise le but de cette construction, la vie
humaine elle-même.
C’est en moi qu’un changement
s’est produit au cours de ces dernières années.
Il y a trois ans encore, les lecteurs de Nyugat s’en souviennent peut-être, j’ai
écrit un poème passionné à l’occasion de la
catastrophe d’un sous-marin. En rythmes pulsants et en mots ardents
j’exigeais dans ce poème, que les sous-marins soient
équipés de bulles de sauvetage sous-marines pour les cas de
catastrophe, de même qu’on équipe les avions de parachutes,
qu’une valve permette à l’équipage coincé dans
son habitacle coulé de s’échapper. Je me rappelle, en
écrivant ce poème, je dessinais vaguement sur la marge des
feuillets pour schématiser comment j’imaginais ces structures de
sauvetage.
Toujours est-il que dans un numéro
récent d’Illustrated London News on rend
compte par une série de photos du sauvetage de l’équipage
d’un sous-marin accidenté. C’est un fait que leur
matériel ressemblait fortement à ce que j’avais
imaginé naguère, ce que j’avais esquissé sans
raisonnement technique particulier, dans la marge de mes feuilles. Je ne suis
probablement ni un Edison ni un Tesla, et on peut considérer comme un
fait établi que le montage protecteur de ce mécanisme sur les
bateaux n’a pas été décidé par les chantiers
navals sous l’effet de mon poème.
Mais le plus étrange est tout de
même que cette structure est si simple et si pertinente, sa
nécessité est si évidente que même un versificateur
a pu en avoir l’idée et a pu l’imaginer. Pourtant il a fallu
qu’au moins une cinquantaine de sous-marins coulent, condamnant leurs
passagers à une lente asphyxie, avant qu’un premier accessoire si
simple et si évident d’un véhicule dangereux, jouant avec
la vie des hommes, soit mis en pratique.
C’est une chose étrange.
Incompréhensible. Ou au contraire trop compréhensible comme tout
ce qui se contredit. D’une part, le "siècle de la
technique" produit les records véritablement fantastiques de
l’habileté manuelle et de l’intelligence, sans autre but
apparent que suppléer les manques du corps humain et dominer le monde
des Éléments et des Forces hostiles et opiniâtres, écarter toute menace qui guette. D’autre part,
il a jeté dans le combat, nu et sans défense, justement celui
qu’il a mis au service de ce combat, l’enfant du siècle,
comme s’il voulait confier nus son sort et sa vie à ce nouvel
âge héroïque du corps, au jugement divin de la mythologie
grecque. Le chevalier du moyen âge se vêtait de fer et
d’acier contre des massues qui frappaient et piquaient ; le soldat
moderne de la guerre mondiale a été envoyé en bras de
chemise sous le feu des grenades et des shrapnels. Il courait, en sautillant
comme une ballerine, sous l’explosion des bombes, dans ses frusques
aérées, pour ne pas avoir trop chaud. La cantine était
blindée, mais l’estomac pour lequel la soupe de fayots mijotait
n’était protégé par rien. On pourrait
énumérer de nombreux autres exemples, rattachés à
d’autres parties du corps.
D’accord, pourrait objecter
quelqu’un, c’était la guerre, le combat contre
d’autres hommes non contre la nature. Pour les guerres on peut imaginer
des intérêts supérieurs par rapport auxquels l’axe de
toute activité, la vie, devient secondaire.
Mais où en sommes-nous avec
l’autre conquête, sur terre, sur l’eau, sous l’eau et
dans l’air ?
Il existe le Zeppelin, et le sous-marin et
le parachute et Minimax[1] contre l’incendie et la
crémaillère pour le chemin de fer qui doit grimper la côte.
Mais chaque été des milliers
de personnes se noient, de simples baigneurs, et des canots chavirent, sombrent
dans leur "tombe aquatique", sans que les journaux en parlent
autrement que de morts naturelles, malchances inévitables. Or dans
chaque cas il s’agissait de quelques minutes critiques et de trois litres
d’air, qui suffisent parfaitement pour garder un homme au-dessus de
l’eau pendant des heures ou des jours. Ces trois litres d’air sont
partout à portée de la main. Il suffirait de coudre un sac pneumatique
grand comme la paume de la main facile à gonfler, à
l’intérieur de chaque maillot de bain, sous l’aisselle. Mais
personne ne songe à rendre obligatoire cette protection simple pour les
personnes allant dans l’eau, à l’instar du vaccin
antivariolique pour les enfants qui vont être plongés parmi les
microbes.
Ce n’est qu’un exemple parmi
des centaines.
Un exemple parmi des centaines, pour
illustrer que chaque année des millions de nos braves
congénères périssent dans des "accidents
fatals", des morts qui n’ont rien à voir avec la fatalité.
Sauf si je considère comme fatals
les yeux obstinément fermés de l’homme, sa tête
d’autruche devant le fait plus lumineux que le soleil : son destin a
été mis par la providence entre ses propres mains.
S’il reconnaissait cela… il
n’est pas sûr que le monde changerait. Mais il apparaît au
moins évident que l’homme n’a pas autant peur de la mort
qu’il veut se le faire croire. Puisqu’il pourrait la retarder
s’il le voulait !
Pesti Napló, le 5 août
1931.