Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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UNE VIEILLE BLAGUE

Cher confrère George Bernard,

Cher GB, voire GMBH, puisque vous œuvrez avec « une responsabilité limitée » de même que ces sociétés – mon cher collègue Shaw, mon camarade et ami aristocrate, tovaritch Shaw et comte de Shaw, mon prince majestueux, toi, le seul homme normal, le seul homme ordinaire en ce monde, comme tu te nommerais si quelqu’un essayait de le contester, toi qui, un jour, sur la scène ridiculises le commissaire du peuple et le lendemain, dans une interview tu le serres dans tes bras – mon très respecté président de l’union mondiale des humoristes, je jure que je ne vous jalouse ni pour l’indignation de l’opinion publique anglaise, ni pour les applaudissements de l’opinion publique allemande, à l’occasion de votre dernière visite chez les Soviets (je suis moi-même un ami des paradoxes, depuis que j’ai réalisé combien la route droite est longue et combien est court ton chemin courbe vers le succès). Et je ne vous envie pas non plus parce que les je-ne-sais-combien de milliers de journaux du monde consacrent chaque jour au moins une demi-page à vos déclarations les plus fraîches, alors qu’on prétend que la force de frappe de vos bons mots réside justement dans leur concision. Je ne vous envie donc pas, je mentionne votre grande popularité en guise d’excuse de réagir seulement brièvement à vos innombrables aphorismes – hélas, le rédacteur vient justement de me faire savoir qu’il ne peut mettre à ma disposition qu’un quart de colonne tout au plus, parce qu’il lui faut de la place pour la dernière conversation de G.B. Shaw parvenue ce matin, dans laquelle il parle longuement de la vanité du journalisme et de la surabondance inutile des reportages. Je commenterais volontiers vos propos, cher Shaw de ce monde surshawé, mais tôt ou tard vous évinceriez vos propres exégètes des colonnes des journaux – par conséquent il ne peut pas être question d’un digne éloge de ma part. Mais de toute façon je n’avais pas l’intention d’entrer en débat avec vous, mon cher Shaw. Je comptais seulement vous mettre en garde : une petite chose, une bagatelle sans importance – elle n’est pas plus qu’une maladresse vestimentaire que, celui qui l’a remarquée, souffle vite à l’oreille, et l’autre rectifie simplement et c’est tout, puis tous les deux vaquent à leurs occupations.

Après votre retentissante conversation avec Staline (sur un sujet que, d’un commun accord, vous voulez garder secret) votre tête souriante a apparu au milieu de journalistes qui vous guettaient à la sortie, flairant une déclaration fracassante. À leurs questions pressantes sur ce qui avait été dit et sur l’effet de Staline sur vous, vous avez répondu :

- Messieurs, d’ores et déjà je peux dévoiler un secret : Staline porte une abondante moustache noire.

Des milliers de journaux ont reproduit cette bonne blague et vous ont applaudi, mon cher Shaw.

Moi, je vous tire à part, et je vous informe que lorsqu’il y a vingt ans, je voulais placer l’original de cette blague dans un journal de province, le rédacteur l’a rejetée, affirmant qu’elle n’était ni originale ni récente.

Dans l’original de cette blague, Monsieur Kohn dit au commerçant bossu après leur transaction : cher Weisz, maintenant je peux vous avouer que je suis juif. À quoi Weisz répond : confidence pour confidence, mon cher Kohn, moi je suis bossu.

Cher Shaw, si par hasard je m’étais trouvé parmi les journalistes à qui vous avez voulu vendre votre dernière blague, je vous aurais répondu : la moustache noire de Staline n’était encore qu’un premier duvet quand cette blague avait déjà une longue barbe blanche, cher confrère Shaw, mon confrère en humour.

 

Pesti Napló, le 7 août 1931.

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