Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
AILES
Le poète poussa un cri.
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
ne m’as-tu pas donné des ailes ? »
Ainsi cria le poète dans le
désir divin de la Liberté Illimitée – dans le
désir impuissant de la divinisation.
C’est ce qui se passa en l’an
mille huit cent quarante-cinq.
Et sa prière, comme il se doit, en
tant que demande et requête, pourvue des cachets des instances
successives, des signatures et des notes d’accompagnement, après
avis des rapporteurs intermédiaires, parvint devant l’Autorité
Compétente.
Il se trouva que l’Autorité
Compétente était de bonne humeur. Elle hocha bien un peu la
tête : qu’est-ce qui ne vient pas à l’esprit
d’un homme s’il est poète – puisque jadis elle avait
précisément distribué à chacun les prestations
proposées par le plan fondamental : aux poissons des branchies, au
hanneton des ailes, à l’homme (haut de la hiérarchie,
heureux jouisseur de la catégorie supérieure des traitements) une
tête extravagante et des doigts avec lesquels il peut aller plus loin que
tous les autres, rivaliser éventuellement même avec
l’Autorité. En effet, c’est la constitution
démocratique originale qui a ainsi réparti les choses. Et
maintenant voilà, arrive un type fantasque qui, au lieu d’utiliser
avec satisfaction ses instruments perfectionnés, veut des ailes, une
chose aussi primitive, attribut d’un hanneton ou d’une punaise des
champs.
Mais je disais que l’Autorité
Compétente était justement de bonne humeur : s’il veut
ça, que ses désirs soient exaucés.
Et elle haussa les épaules, et
d’un trait de son grand crayon rouge elle écrivit sur le
dossier : accordé.
Le dossier retourna à la cornue, il
fut enregistré, envoyé au Surveillant de l’entrepôt,
à l’Intendant des organes qui donna l’ordre
d’attribution, et l’adressa au Distributeur pour transfert. Deux
esprits facteurs prirent le paquet en charge et partirent pour le remettre.
Évidemment quelques années
passèrent entre-temps. Quatre-vingts ou quatre-vingt-dix.
Ils ne trouvèrent plus le
poète en vie.
Mais un petit obstacle de la sorte
n’arrête pas les représentants des forces célestes.
Dans un registre géant de noms et d’adresses ils
recherchèrent en qui était passé l’âme du
poète après avoir quitté son logement terrestre – il
suffit d’une démarche simple pour qu’il
s’avérât que l’Âme s’était installée
trois jours plus tôt dans le corps d’un nourrisson à
naître deux mois plus tard.
Ils firent livrer les ailes et le
nourrisson les accrocha illico sur ses épaules, à la place de ses
deux bras.
Puis il vint au monde.
Sa pauvre mère poussa un cri et rendit
l’âme en le voyant.
En effet c’était un enfant
étrange, avec des moignons sans plumes poussés de ses
épaules et refermés sur sa poitrine : on aurait dit un singe
croisé avec une chauve-souris, une chimère.
Aucun parent ne voulut s’en charger,
la médecine expérimentale l’accueillit donc comme cas
exceptionnel et rare de dégénérescence. Il donna du fil
à retordre aux savants pendant des années. Les uns y voyaient une
malformation congénitale, d’autres
invoquaient des tumeurs héréditaires pour expliquer ces
excroissances spécifiques qu’il fallait exciser.
Néanmoins ils n’y
touchèrent pas, et l’enfant grandit lentement et tristement
à l’institution des mal formés. Le
cas n’était pas simple, il fallait faire sa toilette, le faire
manger, mais sa douceur et sa gentillesse gagnait les soignants.
C’est vers l’âge de dix
ans qu’il commença à agiter ses ailes.
La première tentative tourna mal.
C’était l’heure du petit-déjeuner, d’un geste
maladroit il fit tomber quelques tasses, l’enfant fut puni et
enfermé dans le garde-manger. N’ayant pas de mains il essaya
d’ouvrir la porte avec ses ailes et sa bouche – il se cassa des
dents et tordit la poignée.
Dès lors on exerça plus de
sévérité envers cet enfant. L’ordre parvint de la
direction d’encadrer le malheureux handicapé, dangereux pour les
autres comme pour lui-même, de ne pas le gâter, mais de veiller
à l’intégrité de son corps hors normes censé
fournir des données utiles à la dissection anatomique
après sa mort.
Mais ils ne purent le surveiller
suffisamment.
Un soir à l’âge de seize
ans, il se tenait recroquevillé sur le rebord de la fenêtre de sa
chambre. Un épervier fila là-haut avant de disparaître au
loin.
Un son inarticulé jaillit de la
gorge du jeune homme. Puis il se mit à fouetter l’air
fiévreusement. Il passa la tête par l’étroite
fenêtre – au-dessous un mur abrupt, une profondeur. Il gigota,
bougea, se pencha – et alors il perdit l’équilibre et
bascula dans le vide. Il cabriola sur les trois premiers mètres, puis
déploya ses ailes et remonta. L’instant suivant il volait, ailes
déployées, vers le ciel crépusculaire…
De plus en plus haut…
Le matin il atteignit la mer. Il ressentait
un peu de fatigue, néanmoins il décida de ne pas se poser sur la
rive… de peur qu’on le rattrape et qu’on le ramène.
Les contours d’une petite île se dessinaient à
l’horizon. Il se dirigea dans cette direction, espérant y trouver
repos, abri et nourriture.
Ses gestes devenaient plus lents, plus las.
Alors un vrombissement infernal retentit
au-dessus de lui, ses oreilles éclataient sous l’effet d’un
cliquetis monotone insupportable. Il leva la tête et aperçut un
objet insolite qui s’approchait – ni un homme ni un oiseau et
pourtant ça volait, à une allure vertigineuse.
Il ne put pas voir la crécelle
tourbillonnante.
L’instant suivant, coupé en
deux, sans tête, il sombra dans le giron des vagues éternelles de
la mer mystérieuse.
Personne ne le remarqua à bord de
l’avion qui filait à deux cents kilomètres à
l’heure. Une lady anglaise vit bien quelque chose au moment de tourner
les pages de son journal, et elle trouva même plus tard une goutte de
sang sur sa main : elle l’attribua à une piqûre de
moustique. Cela lui rappela une scène charmante de son enfance. Dans une
petite chapelle, pendant l’office, un garçon voulait aspirer une
piqûre de moustique – elle esquissa un sourire et se souvint que
c’est alors qu’elle avait prié pour la dernière fois.
Pesti Napló, le 13 août
1931.