Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

L’HOMME À LA TENTE

Histoire pleine d’enseignements, pour plusieurs raisons

Il y a bien des années, aux alentours des heures de l’aube d’un matin d’été tardif – des concierges endormis s’affairaient à ouvrir les portes ; un quadragénaire d’aspect ouvrier surgit au coin d’une rue, dans le quartier le plus animé de Berlin, aux alentours de Friedrichstrasse. Sa barbe de trois jours déjà grisonnante n’effaçait pas des traits antipathiques : dans ses yeux bleus aqueux vous n’auriez pas déchiffré la brutalité sanguinaire de l’homme animal à la Zola, ni la dureté du fils de la terre. Pourtant des signes montraient qu’il devait être une sorte de cantonnier : dans une main il trimballait une bêche et une barre, un énorme poteau de tente enroulé dans la bâche se balançait sur son épaule, ses habits étaient en toile incertaine, couleur terre.

Une des concierges le suivit des yeux en bâillant, alors qu’il passait pesamment sur le trottoir en murmurant quelque chose. Elle l’a même interpellé.

Le cantonnier à la tente n’alla pas jusqu’au bout de la rue. Devant un des cossus hôtels particuliers, à proximité d’une bouche d’égout, il s’arrêta, porta son regard alentour, posa ses outils. Il vérifia le numéro de la rue, puis se pencha sur l’égout. Il murmura encore quelque chose, acquiesça, puis il allongea la barre sur le trottoir et déroula la bâche sur la chaussée.

- Que se passe-t-il ? – lança la concierge, mais le cantonnier, conscient de sa dignité et de l’importance de sa mission, ne répondit rien. La concierge resta encore un moment plantée à regarder l’homme qui déroulait commodément la tente, s’activait, jurait un peu, juste ce qu’il fallait, avant de finir par la dresser sur la chaussée, directement contre le trottoir. Il fixa les piquets avec la barre, et finit par s’asseoir sur les pavés.

Un brave gardien de la paix faisait sa première ronde du matin, une voiture fila, la première du jour.

- Est-ce obligé de commencer juste ici ? – demanda le sévère gardien de l’ordre au cantonnier, en observant la tente familière qu’utilisent ordinairement les fonctionnaires des égouts de la ville.

- Ben, où diable, puisque c’est d’ici que c’est le plus près ? – répondit le cantonnier d’une voix un peu éraillée mais bienveillante, à l’accent légèrement bavarois.

- Vous venez de Bavière ? – s’enquit l’agent.

Le cantonnier haussa les épaules. L’agent de police (natif de la Prusse) approuva avec indulgence et il s’éloigna, non sans avoir fait remarquer à l’autre qu’il avait intérêt à se dépêcher parce que la tente faisait ici vraiment obstacle à la circulation.

Entre-temps les allées et venues du matin s’animèrent, les bonnes sortirent, puis les écoliers. Le cantonnier piétina un moment, désarçonné, dans cette agitation, puis il interpella un apprenti boucher qui vaquait par là et lui demanda d’être assez aimable pour tenir un moment la tente, pendant qu’il courrait chercher sa caisse à outils.

L’apprenti s’exécuta volontiers, tout en bayant béatement aux corneilles. Quelques minutes après le cantonnier revint essoufflé, avec sa grosse caisse. Il remercia vivement pour le service rendu, il ouvrit la caisse et en sortit toutes sortes d’outils bizarres, de grands tournevis, des tenailles, des forets, un fer à souder. Après les avoir étalés, il alla renforcer encore les quatre piquets de la tente parce qu’un vent s’était levé, puis s’assit sur la caisse. Il déballa du lard d’un papier graisseux, il l’accompagna d’oignon et de pain noir. Ensuite, d’un geste habile il ouvrit le robinet d’eau de la rue, il se plaça la figure dessous, but une grosse gorgée et s’essuya la bouche.

Enfin il se mit au travail.

Tout d’abord il déroula un mètre ruban à ressort pour mesurer le bitume, sous la tente. À la chaux il décrivit le tracé, tel un médecin qui dessine l’emplacement de la coupe sur le ventre à ouvrir. Puis il cassa le bitume à l’aide d’un pic selon un carré – il enleva le revêtement avec une pelle, il jeta les pelletées sur le côté et quand il sentit de la terre meuble sous son pic il prit une bêche pour creuser une fosse.

Les malheureux badauds de la rue faisaient déjà un demi-cercle autour de sa tente.

- Hé, Monsieur, l’appela un petit garçon avec une soif de miracle dans ses yeux rêveurs – est-ce que ce sera profond ?

Le cantonnier ne leva pas les yeux, néanmoins il se radoucit amicalement à cette voix d’enfant.

- Juste autant qu’il faut, mon petit.

- Et vous n’aurez pas peur dans le noir, Monsieur ?

Les badauds rigolaient, mais le cantonnier ne perdit pas patience.

- Peur, mon petit ? Seuls les méchants doivent avoir peur.

- Et si vous percez le fond du trou, et vous tombez en enfer, Monsieur ?

- L’homme qui est bon n’a rien à craindre, même en enfer, si par hasard il se perd par-là, répondit le cantonnier, ni le feu, ni le soufre n’ont prise sur lui. Il est comme l’or.

- C’est ça, remarqua quelqu’un, un seigneur est maître même en enfer.

Le petit garçon avait envie de poser d’autres questions, mais un artisan vulgaire lui coupa brutalement la parole. Monsieur Mayer de l’épicerie voisine le fit taire, une bagarre s’ensuivit, un gardien de l’ordre dut intervenir, il chassa les badauds. Tout le monde dut vaquer à ses occupations et ne plus déranger cet ouvrier dans son dur labeur. C’est l’agent lui-même, pris d’une bienveillance démocratique qui endossa un ton respectueux pour s’enquérir.

- Ce sera profond comment ?

- Il faut bêcher deux mètres et demi environ, et au fond tourner à droite – répondit le cantonnier.

- Et les outils ?

- Je les descendrai quand le trou sera terminé. Pas avant ce soir.

- Vous travaillerez aussi de nuit ?

- Hé.

- Vous aurez fini quand ?

- Ça peut prendre jusqu’à après-demain matin.

- Ça n’aurait pas été plus judicieux de bêcher la nuit et travailler le jour au fond du trou, pour ne pas déranger la circulation ?

Le cantonnier haussa les épaules, l’agent répondit à sa place.

- Bien sûr, si on vous permettait de travailler selon votre bon sens. On ne pourrait pas mijoter beaucoup de semoule dans le crâne de ces messieurs en ville qui vous ont disposé ici. Nous, ils ne cessent pas de nous harasser pour qu’on maintienne l’ordre de la circulation, pendant que ce sont eux qui sèment le désordre. Bon, Dieu vous garde, bon courage !

 

*

 

Un écrivain allemand d’une grande sensibilité, de renommée européenne et cultivateur de ce nouveau naturalisme allemand que le succès de Remarque a légitimé ces dernières années, se promenait justement par là en compagnie de son ami, brillant journaliste. Ils se sont arrêtés pendant cette conversation pour y prêter une oreille distraite. L’écrivain remarqua que voilà bien la voix simple du peuple que même Hauptmann[1] n’a jamais réussi à rendre complètement dans les drames véristes de sa jeunesse, il évoqua le voiturier Henschel, et déclara que Hasenclever a bien raison quand il place dans la bouche des comédiens des mots qui ne supportent pas l’encre d’imprimerie, car c’est la vraie vie à l’état brut, et le but de l’art est de représenter la vie. Le journaliste fit un geste négatif de la main, maudit la ville où on défonce les chaussées au moment où la circulation est la plus dense, juste à cet endroit, pour qu’on s’y casse la figure. Ils ne se sont pas convaincus. Le journaliste regagna sa rédaction et mis sur papier une humoresque réussie sous le titre « Rue berlinoise », il la fit accompagner d’esquisses habiles du dessinateur et la confia à la rubrique De ci, de là. L’écrivain rentra chez lui en rêvassant, s’assit et acheva pour le lendemain une nouvelle que la revue littéraire la plus moderne acheta pour publication. Ses amis la trouvèrent très belle, même s’ils remarquèrent dans son dos que dans la représentation crue du personnage du cantonnier on sentait nettement l’influence des véristes français, le rendu du caractère, en revanche, était magistral. Le surlendemain soir il dîna au Zoo avec son vieil ami, le directeur de banque, grand mécène des artistes, à qui il montra le manuscrit. Le banquier l’apprécia, mais ajouta qu’un sujet similaire avait été traité très différemment la veille dans Lau, de façon un peu romantique et peu populaire, mais recourant à des moyens nobles. L’autre auteur parlait aussi d’un cantonnier creusant une fosse dans une rue passante, mais il ne mettait pas l’accent sur l’épaisseur des couleurs, plutôt sur l’âme, imprégnant ainsi son sujet d’une profondeur mystique très symbolique. Il plaçait un dialogue avec un petit garçon où il était question du paradis et de l’enfer, pendant que le cantonnier s’enfonçait de plus en plus en profondeur, jusqu’à disparaître, alors qu’une lumière sortait du puits et le petit garçon semblait s’envoler… Il y a là-dedans une sorte de recueillement tolstoïen, comme si on entendait la voix des apôtres…

Ensuite ils ont encore longuement parlé. Le directeur de banque invita l’écrivain à l’accompagner en Normandie où il comptait se reposer un mois.

L’écrivain ne l’accompagna pas, d’ailleurs le directeur de banque fut bientôt rappelé par une dépêche.

La dépêche était peu loquace. Le coffre principal de la banque avait été fracturé. On découvrit que le cambrioleur avait emporté deux millions de marks ; ce cambrioleur génial avait percé le mur par en dessous, depuis la rue, il avait disparu sans laisser de trace.

Le plus beau dans cette histoire est qu’elle est mot pour mot authentique, elle s’est passée il y a quelques années. Les journaux berlinois n’aimaient pas trop s’en vanter.

 

Pesti Napló, le 15 août 1931.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Gerhart Hauptmann (1862-1946). Écrivain allemand. Prix Nobel de littérature en 1912. Le Voiturier Henschel : drame réaliste (1898) ;

Walter Hasenclever (1890-1940) Écrivain expressionniste allemand.