Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Coup de revolver

Il a fermé les fenêtres, tourné la clé dans la serrure, posé les deux lettres sur le bureau, bien en apparence.

Puis il s’est enfoncé dans son fauteuil. Il a fermé les yeux. Le revolver, il l’avait déjà armé avant d’écrire les lettres, sans cette certitude il n’aurait pas pu s’exprimer aussi fermement, il n’y avait plus qu’à le saisir et l’appuyer contre son front. L’index sur la détente que l’on peut actionner d’un geste léger, il a attendu encore quelques secondes.

Quelques secondes de jouissance.

Une jouissance de fauteuil de dentiste, de celui qui souffre et ne dort plus depuis des jours, la jouissance de savoir que bientôt tout sera calme, silencieux, tout sera fini…

Ce cliquetis insupportable se taira, cet intolérable orgue de barbarie… qui ne cesse pas depuis trois jours… la torture des mots prononcés par sa femme… les mots qui, il le sait très bien, résonneraient pendant mille ans s’il restait en vie… Et coup le défilé des images disparaîtra, cette douloureuse pellicule grinçante, tournant en boucle, le regard de sa femme sur cet homme-là… il ne pourra jamais s’effacer de son cerveau malheureux, sauf s’il fracasse ce miroir, le miroir qui ne lui renvoie rien d’autre que cette image…

Quelle sérénité ce sera… Le silence… le silence… un silence éternel… le bonheur du néant… maintenant… tout de suite… maintenant… maintenant… maint…

Et au milieu de la troisième reprise du mot, doucement, une caresse, il appuya sur la détente…

S’ensuivit un fracas formidable, il s’y attendait – plus puissant que prévu, il n’ignorait pas que l’énormité de ce bruit est causée par les parois intérieures des os du crâne qui le réverbèrent de l’intérieur – et maintenant, après ce fracas, aurait dû s’installer le silence.

Au lieu de cela, un coup de tonnerre… Un coup de tonnerre aussi puissant que cent canons ensemble ou l’explosion d’un dépôt de munitions… d’abord répercuté par les murs de la pièce. Ensuite la détonation s’élargit. Et toute la voûte céleste trembla, gronda et tonna. La détonation envahit l’espace, noire, telle un éventail déployé, elle embrassa l’horizon, atteignit le soleil – au même instant cet effroi fit exploser le soleil et tout devint noir, noir suie, néanmoins nullement calme – dans l’espace noir explosèrent les unes après les autres, des fracas de plus en plus forts, des étoiles lointaines, des systèmes solaires éloignés, l’éventail s’élargit comme une enfilade infinie de fusées inflammables et explosives, l’Univers entier s’assombrit et amplifia continûment en un hurlement inouï l’écho du coup de revolver, et ce bruit crescendo ne cessa plus… Plus loin, de plus en plus loin, en cercle, des voies lactées, des univers, des nébuleuses,  des sphères incommensurables, des mondes ignorés par leur créateur, explosaient de plus en plus bruyamment… Et ce bruit se faisait de plus en plus ample et terrifiant, et il devint évident que l’univers s’écroulant tonitruerait ainsi éternellement, l’univers créé depuis une éternité et qui ne périra que dans l’éternité, et qui tonnera de l’écho permanent et crescendo du coup de revolver…

Et, à travers cette éternité, ainsi grondait et tonnait et s’écroulait et hurlait de douleur et de fureur l’Ordre offensé, créé par le fier courage et l’allégresse, et transpercé et bouleversé par une stupide et lâche petite pensée.

 

Pesti Napló, le 18 août 1931.

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