Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ANTAL ET
TAMÁS
Notes en marge
du miracle
Le vieux Tamás, old
Tom, Thomas Edison[1] est alité, très malade.
Très exceptionnellement je dois considérer comme une chance la
certitude que mes présentes lignes ne lui parviendront pas entre les
mains, il n’entendra pas ce que je chuchote auprès de son lit de
malade, je peux m’adonner à ma méditation chagrine :
voilà, tout est vain, le héros qui a réalisé les
rêves les plus téméraires, les plus immortels, termine de
la même façon que n’importe lequel d’entre nous. Nul
fil métallique incandescent, nul disque de gramophone parfait, nulle
pellicule en déroulement rapide qui, en en extrayant le principe éternel, pourrait lui
restituer le plus important pour lui : pouvoir observer et étudier
lui-même les détails engrangés du groupe de
phénomènes et de manifestations appelés Edison.
Hier j’admirais la ville
illuminée depuis le Mont Gellért. La constatation d’un
éminent astronome m’est revenue à l’esprit. Il
affirme que la planète Terre en tant qu’astre, observée
depuis l’espace, depuis les autres astres, a progressé d’un degré de luminosité dans
la hiérarchie des étoiles depuis l’invention de
l’éclairage électrique. C’est le premier cas
où une création de l’intelligence humaine a provoqué
un changement cosmique dans
l’ordre des choses. Et si on pouvait prendre à la lettre le
rêve heureux de l’Élysée, nous pourrions penser avec
fierté qu’Edison est un représentant génial de notre
espèce. En apparaissant devant le trône de Dieu il pourrait
répondre à la question concernant l’utilisation du talent
qui lui a été confié : regarde, Seigneur, vois-tu
cette étoile scintillante ? Elle est devenue d’un
degré plus lumineuse depuis mon passage. L’étincelle
n’a donc pas été perdue, et le disciple à qui tu
l’avais confié se présente devant Toi.
Mais ce n’est qu’une
métaphore, et il n’y a nulle luminosité ni sur terre ni au
ciel qui ferait frémir des cils fermés par la mort, même si
dans la vie ils appartenaient à Edison. Ces innovateurs
révolutionnaires, demi-dieux de la mythologie du siècle, montent
la garde à la façon grotesque d’un Moïse douloureux
sur un nouveau Mont Horeb – ils désignent Canaan sans pouvoir y
entrer avec nous, parce que manque encore parmi eux le rédempteur et le
messie le plus attendu du Monde de la Réalité : le savant
qui aurait trouvé le secret de la vie physique, le ressort de la vie
véritable, dans cette cuisse de grenouille convulsive dans laquelle
même Volta n’a pu déceler que la présence d’une
Force omnipuissante mais qui nous est étrangère car inorganique.
Si la cuisse de grenouille est agitée par le même effet qui agite
le trait zigzaguant de l’éclair, cette découverte nous a
mis entre les mains un pouvoir quasiment créateur ; grâce
à elle nous avons créé toute une série de monstres
mouvants inconnus sur la Terre jusqu’alors, c’est seulement la
cuisse de grenouille que nous n’avons pas réussi à
maintenir en vie. Les efforts de l’imagination humaine ressentent
justement cela comme tâche imminente pour les siècles à
venir, cela est prouvé par le travail enfiévré de diverses
institutions scientifiques. Dernièrement par exemple, ressentant la
nécessité de trouver un principe physiologique solide, un
chercheur naturaliste a surpris le monde avec l’hypothèse
fantastique que c’est dans le fonctionnement des matières
radioactives qu’il convient de chercher la base et la source de toute vie
organique : en dehors du centre thermique et du centre électrique
et du centre lumineux, il existerait un autre centre de la vie, un centre
séparé servant seulement
à créer et à organiser la vie, une source
d’énergie encore inconnue, ce Grand Émetteur dont
j’ai parlé une fois, un pouvoir spécifique à part,
possédant un domaine d’action tout aussi circonscrit et
déterminé que la chaleur ou la lumière.
C’est cette chose inconnue qui rend
possible le miracle de la vie. C’est elle qu’il faudrait finir par
dévoiler, prendre en flagrant délit, « guetter dans
notre cuisine chimique ». Aujourd’hui tous les curieux
examinent l’alambic des alchimistes du siècle, avec des yeux
avides : quand y jaillira le Magistère tant attendu, qui n’est
aujourd’hui qu’un mystère, habillé de
l’ornement religieux du Miracle ?
Sera-ce toujours un miracle quand la main
de l’homme saura le fabriquer ?
Un jour j’ai déjà
tenté de définir la signification du terme "miracle".
Plutôt que hausser les épaules comme Pilate et dire
« quelle est la vérité ? », je poserais
la question ainsi : « quelle est la vérité dans
le miracle ? » La seule réponse que j’avais
réussi à donner est celle qui est légitimée par
l’expérience : l’âme croyante y ressent tout
autre chose que ce que signifie ce mot pour notre intelligence.
Et le plus intéressant est que
d’une manière paradoxale celle-ci refuse de reconnaître
comme miracle une impossibilité qui est définitivement devenue possible – seulement ce qui arrive effectivement une fois, mais qui
ensuite redevient impossible.
Cinq pains grâce auxquels une seule fois cinq mille personnes ont
mangé à leur faim – la fille ressuscitée de Jaïrus, sans pour autant devenir immortelle.
Cette différence
indéchiffrable, je l’ai ressentie récemment d’une
manière très manifeste, dans un film italien sensible et
artistique. Le titre du film est Vie et
miracles de Saint Antoine de Padoue. En portant mon regard dans la salle
j’ai constaté avec satisfaction que cette pieuse production avait
un public d’âmes simples, dévotes, dans le genre de celles
qui fréquentent les églises (au demeurant, un grand nombre de
prêtres).
En introduction de la version hongroise du
film (sous le magnifique solo de L’Ave
Maria de Gounod) apparaît sur l’écran
l’évêque Zadravecz[2], il prononce un prêche
emporté et impressionnant en hongrois, afin de préparer les
âmes au recueillement qui s’impose. Aucune déception, je
répète que le film est vraiment beau, c’est un jeune acteur
sympathique qui joue avec amour et bon goût « le pauvre de
Dieu », fidèle représentant du charmant
François d’Assise, Fernando-Antonio, le padouan. J’ai revu
avec plaisir la chère vieille église au pied de laquelle
j’ai passé de bons moments voilà quelques années. Ne
serait-ce pas là que j’ai vu, ne serait-ce pas de là que je
connais ce charmant petit garçon qui joue l’enfant Fernando quand
il fait un miracle avec la cruche et le moineau ?
Cruche et moineau – oui, c’est
cela, les miracles.
Je dois avouer que personnellement
j’ai davantage été ému par le miracle du moineau que
par celui de la cruche. Par la belle image poétique quand le saint
bienveillant dialogue avec les moineaux, et invite les poissons sur la rive.
Une vie pour la vie !
Par
rapport à cela j’ai senti le miracle de la vaisselle
recollée et du pied réparé comme un spectacle trop
grossier et terre à terre.
Toutefois le public (et c’est cela
qui m’a surpris et m’a fait réfléchir) l’a
accompagné d’une attention bien plus profonde et de frissons
émus, il s’est davantage emporté que par la résurrection
du jeune paysan. Et surtout l’histoire (et là j’ai entendu
pousser des cris dans la salle) où le saint charitable dans la chaire
où il prêche devine que son père dans une ville lointaine a
été mis en accusation. Sans quitter sa place, il apparaît
dans la ville en question, copie de lui-même : il se présente
aux juges et rend la justice.
C’est ici que mon attention a
déraillé, non à cause de l’image, à cause de
l’attitude incompréhensible du public.
Ce public, probablement par son instinct
juste, s’étonne. L’important ici n’est pas de savoir
(nous sommes après tout dans une salle de spectacle et non à
l’église) s’il croit
ou s’il ne croit pas que ce miracle a vraiment eu lieu.
L’important est qu’il le reconnaît comme miracle, dans la
mesure où cela a eu lieu.
Comme miracle qu’Antonio, en
même temps qu’il prêchait dans sa chaire à Lisbonne,
apparut, fut visible et audible à Padoue.
De plus, ce public ne s’est nullement
étonné et a trouvé tout à fait naturel que
l’évêque Zadravecz apparût,
fût visible et audible au début du film, cet évêque
que nous connaissons tous personnellement – qu’il apparût,
pas même en un seul exemplaire, mais vraisemblablement en une trentaine
d’autres (si l’on compte aussi les cinémas de province), il
bougeait et parlait, au même moment qu’en fait, dans sa
réalité physique, il se reposait dans sa villa de Pasarét[3], ou bien il se promenait ou arrosait ses
fleurs.
Ce public ne s’en étonne pas
et refuse de reconnaître cette chose comme miracle, or dans leurs effets
extérieurs le premier
gramophone ou le premier
cinéma représentaient un écart bien plus surprenant et
incroyable à l’ordre normal et connu des choses – ce public
ne s’en étonne plus, car ces choses-là se sont
transformées en réalité par le fait qu’elles se sont
produites, et dans la réalité, d’après le public, il
n’y a rien de miraculeux.
Et personne ne songerait d’adouber le
grand malade Edison, natif de la ville de Milan dans l’État
d’Ohio, sur le modèle de Saint Antoine de Padoue, en saint Thomas
de Milan, pour avoir rendu possible que l’évêque apparaisse
à cent endroits à la fois – pourtant Edison, homme
craignant Dieu, n’a jamais contesté que sans le souffle du
Saint-Esprit il aurait été bien incapable de trouver la clé
de cette énigme en son temps impossible, tout comme Antonio
n’aurait pas su procéder à un miracle sans l’aide de
Dieu.
Je sens, bien sûr, qu’il reste
une différence fondamentale entre les deux. Mais cette différence
est non moins obscure et miraculeuse que celle qui sépare un corps et
une âme l’un de l’autre.
Le vivant et l’inerte.
Les religions ont leur propre
évolution : un croyant croit différemment aujourd’hui
qu’hier. Pour celui d’aujourd’hui il conviendrait de
souligner le miracle de l’âme
– alors que celui d’hier était davantage impressionné
par la science.
Pesti Napló, le 23 août
1931.