Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PAX HOMINIBUS, BONÆ VOLUNTATIS…

Notes sur un livre honnête

 

(Le livre de H. G. Wells, Esquisse de l’histoire universelle, fait le tour du monde depuis environ cinq ans, je l’ai lu dès sa parution, sans y réagir en tant que journaliste. Aujourd’hui si j’en parle c’est qu’il paraît que ce livre a atteint des ventes record. Hier je l’ai repris et je l’ai parcouru.)

 

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Notre public aime beaucoup lire Wells, il compte presque pour un écrivain hongrois grâce aux traductions ; je n’ai pas besoin de le présenter. Néanmoins cette popularité n’est pas une reconnaissance sans conditions – tout au moins dans les cercles littéraires et surtout ces derniers temps où, il me semble, cet auteur multiple et extraordinairement prolifique jouirait de moins de considération. Mon éminent confrère László Lakatos[1] dans son Petit Panthéon l’intitule "ennuyeux instituteur populaire". D’autres écrivains également, quand je l’évoque ou je mentionne son nom, font la moue, le qualifient de bavard exubérant, de palabreur universel, il prétend faire le "bonheur du monde" ironisent-ils, une sorte de capitaine de l’Armée du Salut, trop pédant pour un écrivain, charlatan en tant que savant. Bref, ce n’est pas un "grand écrivain" à la mesure d’un Flaubert ou d’un Thomas Mann, pas un "artiste". Il a publié quelques romans amusants, fantastiques, il aurait mieux fait de creuser le même sillon, plutôt que (était-ce plus rentable ?) se lancer dans la vulgarisation scientifique et dans la recherche d’une vérité.

 

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Ces avis caractérisent plus les admirateurs de "l’art vrai" que Wells – mais mon intention cette fois n’est nullement de convaincre les détracteurs que Wells serait bel et bien un bon écrivain et un bon penseur, et que ces deux qualités sont bel et bien compatibles. Un tel débat me paraît peu important voire hors sujet, par rapport à un autre critère, bien plus décisif, que ces messieurs les critiques difficiles, exigeants, délicats ont toujours tendance à oublier (y ont-ils un jour pensé ?), eux qui ont l’œil sûr pour trouver dans toute création ce qui y manque et ne remarquent pas, même par hasard, ce qui s’y trouve : leur unique ambition est de constater si les crêpes au fromage sont oui ou non assez acides pour faire un chou farci, et inversement. C’est pourquoi, sans vouloir contester un instant que Madame Bovary est une œuvre bien plus fine et plus profonde que le monde de William Clissold, j’aimerais seulement convaincre ces critiques sévères qu’après les sujets fantastiques, le voyage dans la Lune et les guerres interplanétaires c’est un chemin très naturel qui a conduit mon protégé à l’idée la plus étrange : écrire le parcours aventureux de l’être plus inconnu qu’un Martien car plus difficile à comprendre et à imaginer, le parcours de l’homme sur la Terre.

 

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Arrêtons-nous un instant, méditons sur le sujet lui-même, et d’un seul coup il devient clair que pour un tel sujet il ne suffit d’être ni un bon écrivain ni un savant parfait – il découle de la nature même de la tâche qu’aucun des deux séparément ne saurait satisfaire le lecteur inquiet. En effet, un tel sujet a une propriété qui apparemment relève de sa substance même : elle le distingue de tout autre sujet par une bizarrerie au sens où il a un début mais il n’a ni milieu ni fin. Celui qui écrit l’Histoire, à supposer qu’il ne se contente pas de superposer des séries de biographies, se retrouve dans la même situation gauche que l’auteur dramatique qui a des personnages magnifiques, mais ne sait pas quoi en faire parce qu’il lui manque le drame. L’intrigue du premier acte (de Néandertal jusqu’à la guerre mondiale) est bien donnée, mais juste suffisamment pour connaître les personnages. On ne peut pas savoir ce qu’il en adviendra, une comédie, une tragédie ou un drame intermédiaire, parce que le divin directeur de théâtre garde le scénario sous enveloppe scellée. Pourtant c’est de cela que dépend si je dois voir et faire vivre mes personnages en tant que héros tragiques ou  clowns d’opéra-bouffe.

C’est pourquoi tout commentaire à propos de ce sujet est imparfait. Une analyse d’écrivain et d’artiste (s’agissant de personnages réels, non fictifs, par conséquent non typiques) fait fausse route tout autant qu’une description scientifique, cette dernière ayant une méthode qui dépend tout autant du jeu des changements historiques, que tout le reste : ce n’est pas la perception qui a engendré les événements, ce sont plutôt les événements qui ont modelé la perception.

C’est un sujet étrange, je ne peux m’en faire une image ni par en haut ni par le côté – je ne peux en voir les contours ni de près ni de loin.

Il ne reste qu’une chose à faire : entrer dedans.

Faire partie des personnages. Faire la chose, avec eux. La faire, avec cœur et âme, désir et peine, colère et affection, haine et amour. Participer au jeu, de tout près, sentir la respiration des partenaires, leurs emportements, leur sueur. Alors peut-être je devinerai, découvrirai quelque chose dans la pénombre : où court, que signifie, où conduit le jeu ?

Mais pour cela il faut aussi autre chose que ce qui fait le talent d’un écrivain ou d’un savant, voire un génie. J’ai du mal à trouver le mot tout de suite, l’un est excessif, l’autre insuffisant. Il existe des mots brillants que des lèvres malades, stupides et méchantes ont depuis longtemps compromis, et il existe des mots vaniteux et amples qui, tels des nébuleuses dans le ciel étoilé, sont infiniment grands et par conséquent tout aussi nébuleux et déliquescents. De la force morale ? De la conviction religieuse ? De l’humanisme ? De la générosité ? La foi d’un martyr dans l’avenir ? Ou, plus simplement, du courage ?

 

À la place de tout cela apparaissent devant moi deux mots gris, d’usage commun.

Honnêteté et bienveillance.

L’intention simple et sincère de transmettre ce que j’ai vu et ce que je sais et ce que je déduis de ce que j’ai vu ou que j’ai entendu, avec mes propres yeux ou grâce à des personnes tout aussi honnêtes et bienveillantes que moi, de les transmettre à d’autres pour qu’ils le comprennent et en tirent bénéfice, des personnes qui ont à peu près les mêmes désirs et les mêmes joies, les mêmes peines et les mêmes souffrances que moi.

S’il y a une chose dans laquelle Wells est un précurseur parmi les écrivains et les penseurs du siècle et qui le prédestine justement à l’écriture de l’histoire, je vois cette chose dans l’honnêteté et dans la bienveillance absolues, immaculées, résolues, presque crispées, têtues et inébranlables, auxquelles il sacrifie s’il le faut tout le reste : le souci artistique, la précision scientifique, voire la conviction philosophique.

Il ne dissimule pas du tout son point de vue "non artistique" de chercher exclusivement à savoir dans les événements de l’histoire si les personnages de ces événements étaient des gens braves et bons ou étaient de méchantes gens, au sens le plus ordinaire, le plus quotidien du mot, indépendamment de leurs qualités spécifiques – bons ou méchants, dans un sens général, sans réfléchir une seule minute au sens philosophique sur ce qui est bon ou mauvais, en admettant comme une évidence qu’un homme bon est celui qui s’efforce à donner du plaisir à d’autres, alors qu’un homme méchant est celui qui se fiche de causer de la souffrance à autrui à condition d’y trouver son plaisir. Et il ne cache pas non plus sa conviction "non scientifique" que ce critère exclusif est apte à englober non seulement le passé, mais il comprend également le jugement du présent et la préparation de l’avenir.

Aux yeux de Wells le talent de la bienveillance est l’étalon de tous les autres talents, voire leur source : c’est la bonne volonté qui engendre la curiosité, la curiosité engendre le savoir, et le savoir engendre la raison et l’imagination. Il retourne le méchant dicton français, pour lui : pardonne-moi d’abord, tu me comprendras ensuite.

À ses yeux il n’existe pas de valeur plus grande que celle-ci, sans celle-ci toute autre valeur est imparfaite, défectueuse. Voilà l’explication de ses personnages historiques. Il n’a pas beaucoup d’estime pour Socrate, un homme qui attachait plus d’importance à ses propres pensées qu’à l’utilité que ses pensées représentaient pour autrui. Les "mœurs patriotiques" de Caton ne le dispensent pas d’être présenté par Wells comme un abruti, un imbécile qui avec son « ceterum censeo » obstiné a été le méchant esprit de tant de sang inutilement versé. Chez Alexandre le Grand il perçoit plus de faiblesse que de force. César ne lui en impose pas beaucoup non plus, et en ce qui concerne le petit nez de Cléopâtre, il voit la cause fatale de tant de malheurs moins dans ce nez retroussé que plutôt dans la bêtise et la vanité des hommes qui papillonnaient autour d’elle. Il considère que l’imagination de Napoléon était plutôt limitée par rapport à ses rêveries. Il n’est pas plus clément pour Charlemagne ni pour Frédéric le Grand, on peut dire en général que l’épithète "grand" n’est pas une bonne lettre de recommandation à ses yeux. D’autre part, là où il ressent une bienveillance fondamentale, il ne se préoccupe guère de la position partisane, politique ou religieuse du grand homme en question : il parle avec admiration du roi Ashoka, de Bouddha, de Benjamin Franklin, de Lincoln, même Ignace de Loyola lui plaît, pourtant ce dernier peut être qualifié de tout sauf de catholique.

 

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C’est cette bienveillance silencieuse, pourtant plus ardente que tout pathos, cette faconde exempte de tout lieu commun, ce courage naïf qui rendent durablement profond et mémorable, donc tout de même artistique, l’effet avec lequel à la fin du premier acte, seul acte connu, en décrivant la période après-guerre, lui-même apparaît devant le rideau, pour dire sa profession de foi sur le temps dans lequel nous vivons, dans le dernier chapitre intitulé « Image des choses présentes ».

Cette image ressemble plutôt à une devinette, néanmoins celle-ci n’est pas aussi difficile à déchiffrer que le prétendent les pédants trop malins !

Wells affirme comme une évidence qu’à l’heure actuelle nous sommes encore tout au début de l’histoire du monde, sous réserve qu’on considère celle-ci comme un processus se déroulant et donc limité dans le temps. Les caractères de base de la nature humaine vivent encore en nous tous, ceux de nos ancêtres animaux, sous une forme aussi primaire et primitive que dans les enfants, dissimulant à peine leur origine. Si j’imagine réduire la durée de la vie de l’humanité à quatre-vingts ans, durée d’une vie humaine, alors nous devons considérer l’Espèce elle-même âgée d’un an, ou de dix-huit mois tout au plus, en jugeant à certains signes que trahit cet enfant, son cordon ombilical vient tout juste de cicatriser, sa fontanelle est encore ouverte – ses désirs, ses plaisirs, ses joies sont encore pleins des souvenirs de l’âge de nourrisson. Wells n’en énumère que quelques-uns : le sacrifice humain qui figure encore parmi les symboles de nos religions, sous forme de croix et de martyre, l’instinct tribal, source des idoles nationales, les cachotteries, origine de l’ordre économique, la circulation de monnaie et de devises qui dénature encore les rapports des hommes entre eux.

 

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Il s’agit bien d’un enfant, qui plus est d’un enfant gâté. Seule la bonne volonté la plus grande, la plus prudente peut permettre de déshabituer petit à petit cet enfant de ses jeux bizarres parmi lesquels on voit, et non des moindres : sucer, mordre, griffer des parties de son propre corps. Son culte masochiste, son adoration d’idoles dureront encore longtemps – mais il est peut-être déjà temps de commencer son éducation, ou alors le moment ne serait-il toujours pas venu ?

Il y a deux mille ans quelqu’un a déjà essayé. Wells, dans ses allusions finales semble se référer à Lui.

Et aux anges qui avaient annoncé sa venue : pax hominibus, bonæ voluntatis.

 

Pesti Napló, le 6 septembre 1931.

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[1] László Lakatos (1881-1944). Journaliste au journal Pesti Napló.