Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LES POCHES DE L’HOMME DISTRAIT

J’ignore comment sont les autres avec leurs poches. Et en général, à quoi ils les utilisent. Au demeurant, telles que sont les choses, une poche n’est pas idéalisable, elle n’est pas propre à éveiller une imagination poétique, d’ailleurs je ne connais aucune expression dans laquelle la poche figurerait comme une notion élevée. Pensez au pickpocket celui qui vous fait les poches – action ignoble, désignant la bassesse de l’origine du mot. Les utopistes et les redresseurs de la société voient dans la poche le symbole de la propriété privée illégitime, ils soulignent que les animaux purs et nobles (à l’exception du kangourou) ne portent pas de poche sur leur fourrure, et même le kangourou n’y garde tout au plus qu’un ou deux rejetons, juste pour que sa poche ne pendouille pas vide. Nous-mêmes venons au monde, nus, sans poches. Sur le linceul solennel qui nous habille dans notre cercueil il y a bien des poches, mais normalement elles sont vides, il est rare que le croque-mort y oublie quelque chose (et puisqu’on en parle, il faut dire que ce n’est pas une pratique bien jolie : les Romains offraient, eux au moins, une obole au mort, pour payer Caron, alors que nous n’avons même pas de quoi régler le portier qui n’en pense pas moins).

Néanmoins j’aime mes poches. J’aime le geste de fourrer un objet dans sa poche, négligemment, avec le sentiment rassurant qu’une affaire est réglée, que parmi tout ce qui flotte dans le monde extérieur cet objet étranger vient d’incorporer mon être – autant de poches, autant d’orifices, autant de bouches d’un animal à la panse constamment affamée, cela lui est égal de quoi on la gave, pourvu qu’elle soit remplie.

Cela m’est égal à moi aussi.

Je ne veux pas dire par là que si mon chemin croise celui de quelqu’un, il vaut mieux qu’il prenne garde, car moi j’empoche tout.

En réalité ce n’est pas à moi que c’est égal, mais à ma poche.

Depuis longtemps je soupçonne mes poches de vivre une vie à part. Une légalité particulière y règne, un ordre économique qui ne sert pas du tout mes intérêts. Parfois pendant des semaines je me mords les doigts de n’avoir jamais un crayon sur moi, juste dans les moments où je suis plein d’inspiration, de choses à noter – chaque jour j’achète trois crayons, je les équipe de trois pinces pour les fixer à la paroi de mes poches – en vain. À d’autres moments, tout à coup toutes sortes de bouts de crayons fantastiques que je n’ai jamais vus auparavant se mettent à proliférer dans mes poches comme des champignons. Puis cette épidémie passe aussi brusquement qu’elle est venue, des boîtes d’allumettes prennent leur place, c’est d’autant plus surprenant que depuis vingt ans je n’utilise que mon briquet – mes poches n’en tiennent aucun compte, où que je touche, une boîte d’allumette me vient en main, dans la veste, le gilet, le pantalon. À d’autres moments encore, ce sont des gommes, des boutons, des fume-cigarette qui s’y amassent en foule incroyable. Je vous le disais, elles vivent une vie à part. Il se peut qu’elles volent, sans que je le sache.

Ce point est contredit en revanche par le fait qu’il existe un certain type d’objet qui ne s’est jamais multiplié à la façon susdite, selon mon expérience. Pour faire plaisir aux amateurs de devinettes : il est soit métallique soit en papier, on ne peut l’utiliser à rien, et pourtant on ne peut rien utiliser sans.

 

Pesti Napló, le 16 septembre 1931.

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