Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ORGUE DE
COULEURS
Un nouveau
mais excellent genre musical
Des lampes rouges latérales
s’allument dans la salle de cinéma obscurcie : le public
lève la tête, on a l’impression de se trouver brusquement
dans "la mystérieuse cabine rouge" des photographes –
quelque chose se prépare, l’unique source de toutes les joies,
l’imagination enfantine qui couve au fond de notre âme dresse
impatiemment l’oreille. Et déjà un écran annonce le
numéro suivant : l’orgue
de couleurs, une nouveauté de l’industrie
cinématographique allemande.
Une musique douce de couleur dense se
développe, et en même temps l’écran se met à
vivre.
Il est recouvert d’un tapis de
couleurs.
Des couleurs, rien d’autre.
Du bleu et du rouge, du mauve, de
l’indigo foncé, du vert opalin, de l’améthyste et du
turquoise. Et ce tapis bouge, volute et s’écoule sur
l’écran – il se défait en taches, fusionne, s’étale,
s’enroule, se redéploie. Des formes incertaines traversent la
nuée fondante, berçante, tourbillonnante des couleurs, comme si
un arc-en-ciel ardent s’échauffait derrière cette
nébulosité pour en sourdre dans toute sa brillance – mais
de nouvelles vapeurs et fumées de couleurs jaillissent du fond du
cratère invisible : un noyau noir se forme quelque part, il tente
de se maintenir, un tourbillon apparaît derrière lui, il
s’élève lentement vers le cadre supérieur de
l’écran, à l’instar des cercles rouges et jaunes au
fond des paupières encore fermées, réveillées
d’un songe oublié, bulles de savon de l’âme.
Et tout cela représente, d’une manière profonde,
incompréhensible et inconcevable, mais dans une certitude
inséparable, la musique qui se rue vers les oreilles – cela
l’éclaire, la déclare, dans le langage des couleurs. Deux
sentiments inexprimables s’expriment l’un l’autre –
deux effets assoupissants se renforcent, deux torpeurs adoucissantes
s’aiguisent, deux lointains inatteignables s’approchent l’un
de l’autre. Deux univers délimités se fondent en un, et
à certains moments on ne sait plus si
l’on voit le son dans l’ivresse des
oreilles, ou si l’on entend la
couleur dans l’ivresse des yeux : un état innommé
prend forme, les portes fermées des sens s’ouvrent, toutes les
aspérités griffues, les bruits craquants, les
démangeaisons douloureuses auxquelles on s’était
habitué comme le bœuf aux mouches s’émoussent et
s’apaisent… On s’enfonce lentement dans un nirvana indolore.
Serait-ce ce qu’on appelle l’harmonie ?
Une chose est certaine : ces deux
effets offrent plus que n’importe lequel séparément.
Une question surgit : est-ce quelque
chose de semblable que pensait l’astronome médiéval quand
il parlait de la musique des sphères ? Il y a en effet dans tout
cela des aspects cabalistiques et en même temps des aspects scientifiques.
Au fond se cachent des chiffres et des formes comme racines de toute perception – des images
surgissent dont il s’impose qu’elles proviennent d’un temps
antérieur à toute expérience, que l’on a
apporté d’un état antérieur à la vie, comme
les catégories du grand Emmanuel[1]. Pas même des images mais des
réalités abstraites
deviennent réalité : les tenants et aboutissants entre deux
choses inconnues, comme rapport d’une relation connue, comme relation
connue – une comparaison autonome
dont nous ignorons à quoi cela ressemble, proportion et mesure que
l’on ne peut et que l’on ne doit pas mesurer.
Et par-dessus tout, un monde en formation,
libéré des menottes du Temps. Si cela rappelle quand même
quelque chose, ce serait les nébuleuses que le télescope
déniche au-delà de la Voie Lactée – un mouvement
tourbillonnant autour d’un centre invisible. Je m’aperçois
que le peintre qui a mélangé ces couleurs à ces sons avait
tout de même un modèle – c’est sur Saturne qu’il
a vu quelque part ce paysage. Sur Saturne dont la masse n’est que volutes
de vapeur : des nuées de feu bruyantes tourbillonnent et parfois,
autour de ces nuées, apparaît un instant le cerceau à sept
couleurs, un secteur de l’arc de l’Anneau magique, avec la pierre
d’émeraude des météores.
Ce que je voulais dire avec ces quelques
mots secs et objectifs, c’est que sur le plan artistique cette nouvelle
production est une idée heureuse et habile. Bien sûr, le public
vivant dans des sentiments moins objectifs et plus obscurs ne le comprend pas
tout de suite ; au début les gens s’étonnent, rient
même parfois : d’où est-ce que ça sort cette
fantaisie des cieux, a lancé quelqu’un à haute voix, mais
à la fin tout le monde a applaudi avec enthousiasme, prouvant que quelle
que soit la composition étrange de ce breuvage, en fin de compte il
descend bien, il est amusant et procure des minutes agréables.
Évidemment ils n’ont pas
réalisé pourquoi c’était agréable et amusant.
Que ce sentiment agréable était dû à un manque.
Ces couleurs et ces sons ne rappellent rien, aucune forme, aucun
souvenir, aucune connaissance, aucune expérience – en un mot, ils
ne rappellent pas la vie. Ils ne suscitent aucune association d’images.
Nous ne voyons pas de visage qui nous
rappellerait notre ennemi, nous n’entendons pas un mot qui nous
appellerait à un devoir manqué, nous ne voyons pas de formes
taillées à notre mesure qui nous ressemblerait et qui, à
travers nous, avec nous, évoquerait mort et dépérissement.
Ces formes et ces sons fusionnent
simplement ensemble, leur centre n’est pas l’homme – ils ne
connaissent pas la souffrance.
Buster Keaton, ou Willy Fritsch, même
si le rapport est lointain, me font penser à mes dettes.
Celui-ci, non. C’est de l’art
pur.
Pesti Napló, le 20 septembre 1931.