Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE LOYER
Murger[1], le poète du romantisme
bohème aigre-doux du siècle dernier, a omis d’écrire
le cas ci-dessous ; maintenant, avec du retard, la vie l’a produit
dans un cadre contemporain.
Il m’a été narré
par un témoin sérieux.
Un jeune poète talentueux fut
libéré de ses soucis de logement par un ami riche et
généreux ; il s’était marié un an plus
tôt. Cet ami demanda à sa mère de louer un quatre-pièces bourgeois correspondant à la
position sociale du poète dans un de ses immeubles de rapport sur le
boulevard – à moitié
prix, eu égard à sa situation économique.
À la fin du trimestre, voyant que le
poète était distrait, il alla le trouver au café. Il le
tira discrètement sur le côté.
- Mon cher ami, tu as oublié le
loyer. Aie l’amabilité… Il me serait pénible devant
ma mère à qui je t’ai recommandé et qui t’a
offert des conditions aussi exceptionnelles… Euh… Aurais-tu des
soucis d’argent ?
- Aucunement, répondit le
poète avec cette admirable force imaginative qui caractérise
également ses poèmes de goût expressionniste aux vers
courts.
Le mécène se gratta la
tête, il regarda prudemment autour de lui.
- Hum… Écoute-moi. Je te
donne les trois cent que tu dois payer à ma mère, apporte-les
lui. Mais ne trahis surtout pas que tu les as reçus de moi ! Je
veux éviter que dès la première échéance
elle ait des raisons de me faire des reproches. Tu me les rendras quand tu
auras de quoi.
Le poète promit
généreusement d’être discret. Il porta l’argent.
Il fut reçu par une délicieuse vieille dame qui
s’avéra après quelques minutes de conversation être
une amie passionnée de la littérature (c’est d’elle
que son fils tenait ce don rare) et une admiratrice secrète du
poète.
Elle lui dit avec un sourire
compréhensif :
- Écoutez, Maître. Avouez
qu’il vous est difficile de vous défaire de cette petite
somme… Je sais que les conditions…
- C’est bien vrai, rougit le
poète.
- Écoutez. Gardez votre argent
– vous me paierez quand vous en aurez beaucoup. Et même – je
ne voudrais pas que le paiement d’un loyer occasionne des tracas
bourgeois dans votre âme vouée à plus belles choses. Je ne
vous demande qu’une faveur : n’en dites pas un mot à
mon fils, il n’aimerait pas que son protégé me cause des
frais supplémentaires.
Le poète promit d’être
discret, et la quitta la tête haute.
Tout alla bien pendant deux ans, le
poète vivait heureux.
Au bout de deux années, à
l’approche d’un heureux événement, le poète
apprit à un de ses amis qu’il cherchait un autre logement, qu’il
souhaitait déménager.
- Mais pourquoi ? –
s’étonna cet ami. Après tout tu as quatre pièces,
cela suffit largement, même avec un enfant.
- C’est vrai, répondit le
poète distraitement. Bien sûr l’appartement
conviendrait… Mais tu sais, par rapport aux conditions et à mes
dépenses croissantes je trouve le
loyer trop bas…
Pesti Napló, le 22 septembre
1931.