Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« LÀ OÙ PLEURENT
LES PETITS ORPHELINS… »
Épilogue pour Biatorbágy[1]
Matuska par ci, Matuska par là, Matuska partout. Rien à faire, cette semaine est
celle de Matuska, même si je voulais, je ne
pourrais pas écrire sur autre chose. Je devrais secouer mon stylo pour
aborder des sujets différents, au nom des sciences de
l’esprit ; je ne crois pas qu’une grandeur humaine ait jamais
été éclairée de tant de côtés, que ce
ver misérable, dont le spécimen n’est pas une
découverte intéressante, même dans la recherche
scientifique. En tout cas Edison n’a pas eu de chance de mourir
précisément cette semaine. À peine un ou deux articles en
petits caractères lui ont été consacrés – les
éditoriaux, les reportages, les billets et les études
célèbrent tous Matuska. C’est Matuska que dissèque le grand psychiatre,
c’est Matuska qu’analysent les
graphologues, c’est la vie de Matuska
qu’étudient diligemment, indépendamment de
l’instruction nécessaire, tous les journalistes bien
constitués partout en Europe. Même dans une revue de cinéma
je suis déjà tombé sur la brève à laquelle
je m’attendais : un producteur américain s’intéresse
déjà au cas Matuska…
Ce n’est vraiment pas la jalousie qui
m’anime, et je n’ignore pas que cet intérêt
fiévreux n’est pas lié à la personne du criminel,
mais aux catastrophes et aux dangers que présente sa personne abjecte.
Le bacille du charbon est un animal vraiment simple et médiocre,
pourtant c’est à juste titre que sa photographie agrandie et
reproduite a alarmé le monde lorsque Pasteur l’a découverte
autrefois quand il a été pris sur le fait dans les intestins de
nos braves et utiles bovidés.
Néanmoins, vu que dans notre cas ce
n’est pas tout à fait une méthode scientifique qui
prévaut, il n’est peut-être pas inutile de jeter un coup
d’œil aussi sur l’autre côté de l’indignation,
de la fureur et de la révolte, qui devrait faire contrepoids à la
mesure de la compassion et du deuil ressenti pour les victimes. C’est la
sympathie pour les victimes qui adoube la vengeance, passion saine et morale,
par conséquent…
Je ne dis pas, j’ai évidemment
lu bien des beaux sentiments aussi au sujet des malheureuses victimes. Un des
éditoriaux ne s’est même pas contenté de la
désignation de "martyrs", il les a carrément
qualifiés de "morts héroïques", laissant imaginer
qu’en cette nuit fatale, accrochant à la ceinture leur billet de
chemin de fer, elles se ruaient dans la nuit pour la défense de
l’ordre établi, afin d’affronter l’armée
souterraine organisée de la méchanceté et du crime
dévolus au renversement du monde. Mais savoir qui étaient ces
morts plus à plaindre que les morts héroïques car innocents…
Je propose au lecteur un pari modeste.
Parions, cher lecteur, que toi qui après les lectures de cette semaine
sais davantage sur la vie intime et extérieure, sur le passé, sur
les secrets amoureux, sur la vie de famille, sur la conscience inférieure
et supérieure, sur l’état nerveux et sur la maladie
toujours d’actualité de Matuska que ce
que tu crois savoir du caractère de tes proches directs – parions
que tu ne saurais pas énumérer à chaud un tiers de la liste des vingt-deux
victimes de Biatorbágy.
Tu les as beaucoup plaintes, je te crois.
Mais tu n’as pas retenu leurs noms.
Comment ça marche au fait, cette
prétendue compassion insupportable ?
« Jetez-le dehors, car mon
cœur se brise ! »
Cette vieille blague rappelle le directeur
qui prononce ces mots pour se débarrasser de son subordonné venu
se plaindre. Blague qui caricature les larmes de crocodile de
l’indifférence et de la compassion hypocrite. Mais qui nous
garantit que dans ce monde psychanalytique tombé sur la tête, un autre
directeur ayant convoqué le crève-la-faim pour, après
avoir écouté la description minutieuse de ses souffrances, se
faire baiser la main au prix de quelques
fillérs, ne sera pas plutôt un pervers sadique trouvant du plaisir
dans la misère de son congénère qu’un bienfaiteur
généreux, ?
J’ai honte mais moi-même ne
saurais pas réciter à l’instant par cœur la liste des
victimes de Biatorbágy, et encore moins les
dessiner. Je pourrais chercher des excuses dans les lacunes des données
disponibles. Mais comment expliquer que dans l’ensemble des souvenirs de
cette horreur, telle que j’y repense, une seule figure se présente
à moi nettement et apparemment plus durablement que les autres.
Cette figure n’est ni une victime ni
l’assassin, ni un enquêteur – je ne saurais rien ajouter par
elle à la reconstitution de l’événement historique.
Je ne l’ai entrevue qu’un
instant.
Elle a surgi devant moi à
l’enterrement solennel et émouvant des victimes, où je me
suis attardé un peu, à l’écart la foule, à
l’orée de Vérmező.
Une femme vêtue de noir, probablement
une provinciale. Un peu essoufflée, elle tentait de se frayer un chemin
vers les catafalques. Elle m’a un peu heurté, elle s’est
retournée, et m’a demandé mot pour mot, avec sur le visage
l’excitation et l’émotion des circonstances
exceptionnelles :
- Monsieur, ne sauriez-vous pas
où je dois aller ? J’aimerais accéder là
où pleurent les petits
orphelins…
Était-ce de la compassion ? Ou
de la curiosité ? Ou pire ?
Schnitzler avait raison. J’ai devant
moi son testament dans lequel il dispose de son enterrement :
« Percer le cœur. Ni
couronne ni faire-part. Même pas dans les journaux. Enterrement de
dernière catégorie. Aucun discours. Aucun deuil après ma
mort… Absolument aucun… »
Pesti Napló, le 25 octobre 1931.
[1] Village à proximité de Budapest. Le 13 septembre 1931, un anarchiste, Szilveszter Matuska, a fait sauter le train Budapest-Vienne sur un viaduc. Il a été le prétexte à l’exécution des deux chefs du parti communiste hongrois.