Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SANG

13-sang le sang est une sève étrange, mystérieuse – mais est-il un liquide de valeur ?

On le croirait.

Depuis le commencement du monde c’est le symbole le plus souvent évoqué – le sang qui ne tourne pas en eau, le sang par lequel nous jurons, le sceau des contrats importants, plus cher et plus lourd que la bulle d’or[1] le sang, eau régale plus rare qu’un bain d’or, unique réparation de l’honneur bafoué, des taches indélébiles que l’on ne peut laver que dans le sang.

Le plus puissant poète de notre jeunesse a aussi décrété que le sang valait l’or – il me semble qu’il comparait l’or au sang et non l’inverse.

Le sang et l’or se mesurent l’un par l’autre, voilà pourquoi il est difficile de décider lequel est l’étalon. Le chef de guerre manipule à grande échelle l’un, le banquier l’autre. Ils sont quand même en quelque sorte en équilibre, parce que si toi-même, un individu, as besoin de l’un ou de l’autre, le chef de guerre demandera tout autant ta vie pour soutenir un seul de ses soldats, que le banquier hypothéquera ton unique coquille d’escargot, la maison de ton avenir, pour autant d’or qu’il faut à un homme pour vivre.

Ce matin j’ai enfin appris dans un journal la valeur chiffrée du sang.

Un donneur de sang habitué reçoit à chaque occasion cent pengoes.

Cent pengoes est un joli montant.

Surtout si on a le temps d’accumuler petit à petit. Avec cent pengoes on peut acheter autant de vie pour la production d’un nouveau litre de sang. Ferme modèle, production record, rendement – les intérêts permettent toujours d’arrondir le capital investi.

Évidemment la situation est moins favorable si on a le malheur d’être obligé de vendre à la fois tous les six litres de sang dont un homme dispose.

Cela fait six cents pengoes.

Une somme pas excessive mais honorable. On ne peut pas se plaindre. Ce ne serait pas juste. Un bourgeois pas trop exigeant, modeste, économe, travailleur (j’ai vérifié dans les prospectus des pompes funèbres) peut être satisfait d’un enterrement à six cents pengoes, par les temps qui courent.

 

Az Est, le 1er février 1931.

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[1] Sceau d’or apposé sur les décrets royaux par les rois de Hongrie depuis le XIIIe siècle.