Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE RUSÉ CAPITAINE
Aventure de
marin, dans l’imagination de mon petit garçon
LE TIMONIER :
Des nuages s’amassent à l’horizon. Une tempête
paraît probable, elle pourrait être fatale, vu que notre bateau
traverse une zone parsemée d’écueils.
LE CAPITAINE :
Alors, tout le monde sur le pont ! Je suis le capitaine, il est de mon
devoir de défendre le bâtiment jusqu’à notre
dernière goutte de sang, avec le chargement qui m’a
été confié pour l’apporter au général
américain : plusieurs quintaux de diamants, des hectolitres
d’or liquide, ainsi que plusieurs énormes caisses de chocolat
farci et de sucre d’orge, de même que trois cents boules de glace
à la vanille avec crème Chantilly et une flûte en sucre.
Tout le monde aux pompes ! Amenez les voiles, donnez la vapeur !
Ouvrez les vannes ! Chauffez les pelles ! Passez les canots à
l’émeri !
L’équipage
se met fiévreusement au travail, au mépris de la mort, la
tempête éclate, et les vagues se succèdent. On entend tout
à coup un fort craquement.
LE SECOND :
C’en est fini de nous. Notre bateau a touché un écueil. Il
fait eau. D’ici une heure il aura coulé de la quille à la
hune. Regardez, les rats quittent déjà notre navire. Quelle
ingratitude !
LE CAPITAINE :
Les rats, je m’en fous ! Mettez immédiatement les canots de
sauvetage à la mer ! Les femmes et les enfants d’abord !
Des
cris partout du côté des femmes, des enfants, des bonnes, des
demoiselles françaises et des professeures de piano. Néanmoins
les courageux matelots, au mépris de la mort et sans se laisser
impressionner par les cris, les placent dans les canots ; ils les font
partir.
L’AIDE TIMONIER : Il ne reste plus à bord que les
matelots, le personnel, les mousses et les garçons d’ascenseur.
LE CAPITAINE :
Nous reste-t-il des canots de sauvetage ?
L’AIDE TIMONIER : Il en reste cinq. Suffisants pour tout
le monde.
LE CAPITAINE :
Alors, partez !
L’AIDE TIMONIER : Et vous, Capitaine ?
LE CAPITAINE :
Monsieur l’Aide Timonier, vous oubliez qu’un capitaine digne de ce
nom reste le dernier à bord d’un bateau en perdition !
Partez, et je vous suivrai peut-être s’il n’est pas trop tard
– sinon, qu’on ne m’attende pas chez moi, à Dieu
vat !
L’AIDE TIMONIER salue
au garde-à-vous, muet, pendant que tous les hommes montent à bord
des canots, prêts à s’éloigner.
LE CAPITAINE se tient debout les bras croisés
auprès du bastingage qui ne dépasse plus l’eau que de
quelques centimètres. Il fixe les deniers canots de sauvetage qui s’éloignent.
Quand la distance est suffisante pour qu’on ne puisse pas le voir, il
dénoue soudainement ses bras et claque des doigts. En avant, au
travail ! Il sort une clé de sa poche et ouvre la porte d’une
cabine secrète de laquelle il extrait une tenue de scaphandrier et une
bouteille de gaz. Il les revêt et attend tranquillement que le bateau
finisse de couler et se pose au fond de la mer. Alors il attache une longue
corde à la proue et commence à tracter le bateau. Il n’a aucune
difficulté pour le faire, puisque ce rusé capitaine, avait
disposé en secret, avant le départ, quatre roues au bas de la
carène, en prévision d’un naufrage éventuel. De
cette façon il fait confortablement rouler le navire jusqu’à
l’île déserte la plus proche où personne ne peut le
déranger. Une fois sur l’île, il dépose sa tenue de
scaphandrier, il transporte de la cale sur la terre ferme tous les aliments et
tout l’argent qui appartiennent désormais à lui seul
puisque tout le monde les croit perdus. Il aménage le navire en
château et patinoire, et en piscine aussi ; puis il se met sans
tarder à lécher le premier cornet de glace à
Az Est, le 8 février 1931.