Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE RUS­É CAPITAINE

Aventure de marin, dans l’imagination de mon petit garçon

15-le rusé capitaine l

LE TIMONIER : Des nuages s’amassent à l’horizon. Une tempête paraît probable, elle pourrait être fatale, vu que notre bateau traverse une zone parsemée d’écueils.

LE CAPITAINE : Alors, tout le monde sur le pont ! Je suis le capitaine, il est de mon devoir de défendre le bâtiment jusqu’à notre dernière goutte de sang, avec le chargement qui m’a été confié pour l’apporter au général américain : plusieurs quintaux de diamants, des hectolitres d’or liquide, ainsi que plusieurs énormes caisses de chocolat farci et de sucre d’orge, de même que trois cents boules de glace à la vanille avec crème Chantilly et une flûte en sucre. Tout le monde aux pompes ! Amenez les voiles, donnez la vapeur ! Ouvrez les vannes ! Chauffez les pelles ! Passez les canots à l’émeri !

 

L’équipage se met fiévreusement au travail, au mépris de la mort, la tempête éclate, et les vagues se succèdent. On entend tout à coup un fort craquement.

 

LE SECOND : C’en est fini de nous. Notre bateau a touché un écueil. Il fait eau. D’ici une heure il aura coulé de la quille à la hune. Regardez, les rats quittent déjà notre navire. Quelle ingratitude !

LE CAPITAINE : Les rats, je m’en fous ! Mettez immédiatement les canots de sauvetage à la mer ! Les femmes et les enfants d’abord !

 

Des cris partout du côté des femmes, des enfants, des bonnes, des demoiselles françaises et des professeures de piano. Néanmoins les courageux matelots, au mépris de la mort et sans se laisser impressionner par les cris, les placent dans les canots ; ils les font partir.

 

L’AIDE TIMONIER : Il ne reste plus à bord que les matelots, le personnel, les mousses et les garçons d’ascenseur.

LE CAPITAINE : Nous reste-t-il des canots de sauvetage ?

L’AIDE TIMONIER : Il en reste cinq. Suffisants pour tout le monde.

LE CAPITAINE : Alors, partez !

L’AIDE TIMONIER : Et vous, Capitaine ?

LE CAPITAINE : Monsieur l’Aide Timonier, vous oubliez qu’un capitaine digne de ce nom reste le dernier à bord d’un bateau en perdition ! Partez, et je vous suivrai peut-être s’il n’est pas trop tard – sinon, qu’on ne m’attende pas chez moi, à Dieu vat !

 

L’AIDE TIMONIER salue au garde-à-vous, muet, pendant que tous les hommes montent à bord des canots, prêts à s’éloigner.

 

LE CAPITAINE se tient debout les bras croisés auprès du bastingage qui ne dépasse plus l’eau que de quelques centimètres. Il fixe les deniers canots de sauvetage qui s’éloignent. Quand la distance est suffisante pour qu’on ne puisse pas le voir, il dénoue soudainement ses bras et claque des doigts. En avant, au travail ! Il sort une clé de sa poche et ouvre la porte d’une cabine secrète de laquelle il extrait une tenue de scaphandrier et une bouteille de gaz. Il les revêt et attend tranquillement que le bateau finisse de couler et se pose au fond de la mer. Alors il attache une longue corde à la proue et commence à tracter le bateau. Il n’a aucune difficulté pour le faire, puisque ce rusé capitaine, avait disposé en secret, avant le départ, quatre roues au bas de la carène, en prévision d’un naufrage éventuel. De cette façon il fait confortablement rouler le navire jusqu’à l’île déserte la plus proche où personne ne peut le déranger. Une fois sur l’île, il dépose sa tenue de scaphandrier, il transporte de la cale sur la terre ferme tous les aliments et tout l’argent qui appartiennent désormais à lui seul puisque tout le monde les croit perdus. Il aménage le navire en château et patinoire, et en piscine aussi ; puis il se met sans tarder à lécher le premier cornet de glace à la Chantilly. Et il vécut heureux sur cette île paradisiaque.

 

Az Est, le 8 février 1931.

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