Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
AUTOPORTRAIT
Instantané,
8 novembre 1931
Un instantané. Même pas une
esquisse. Et même seulement dans un miroir, bien sûr – tout
au long de sa vie on ne voit jamais cet objet qui au dehors et au-dedans nous
intéresse apparemment le plus, nous est le plus proche –
c’est étrange, non ? L’extrémité
inférieure de ma cravate est la dernière limite quand je guette
vers le bas – la vue se perd ensuite dans une pénombre, il
n’y a pas de suite. Si je scrute sur le côté, à
gauche ou à droite, j’aperçois le bout de mon nez, rien de
plus. Je me connais comme un homme sans tête, en observation directe.
Aujourd’hui je sais qui était le mystérieux chevalier sans
tête de la forêt, sur lequel j’ai écrit une ballade
à l’âge de quinze ans. C’était moi.
Voyons donc l’extérieur.
Passablement connu. Il ressemble à
pas mal d’illustrations, je dois le reconnaître. À des
portraits, des caricatures, sous lesquelles on persiste à griffonner mon
nom – il y a du vrai dans tout cela. Mais il ressemble tout de même
le plus au visage d’un petit garçon, je m’étonne
même que les autres ne le voient pas – un petit garçon de
six ans qui se penche pour la première fois vers le tain, maigre et
étonné, il semble troublé, tout cela ne lui plaît
pas beaucoup, mais fait sur lui une forte impression : le visage
reflété s’étonne également, qu’à
lui aussi cela déplaise et qu’à lui aussi cela fasse une
forte impression. Dès lors cette inquiétude l’accompagnera
toute sa vie.
Comme on a coutume de dire : ce petit
garçon c’était moi. Bien sûr il me semble, s’il
s’agit de moi, que je suis toujours ce petit garçon ; et
maintenant que je suis contraint à un aveu sincère, en
réglant le plus net possible l’appareil de photo qui travaille
à l’intérieur de mon crâne, ce que je peux dire,
concerne-t-il ce petit garçon ou l’homme d’âge
mûr visible devant la glace ? C’est complètement
incertain. En effet, beaucoup de choses se sont passées dans le monde et
moi je me souviens bien de tout, mais en ce qui concerne mes pensées, et
aussi ces souvenirs, je suis incapable (et la nouvelle physiologie neurologique
me justifie en cela) de les considérer comme une sorte de contenu à engranger, qui
remplirait petit à petit l’outre vide de la raison ou de
l’âme, ou de je ne sais quoi. Non, non, le cerveau n’est
qu’un organe, je le sais bien, tout comme l’estomac ou les reins
– il n’y a rien d’engrangé là-dedans, sauf une
certaine aptitude de répéter une façon d’agir sur
des stimulations de façon de plus en plus élaborée et de
plus en plus complexe, qu’ensuite nous identifierons à
nous-mêmes. Chez moi c’est alors, à l’âge de six
ans, qu’a commencé cette façon d’agir – elle a
commencé, et depuis elle dure toujours.
Elle n’est pas achevée.
Comment dois-je la nommer ?
Une pensée ou un sentiment, ou une
émotion, dont je n’ai pas pu venir à bout. Une phrase que
je n’ai pas su m’exprimer de façon qu’elle reste
définitivement valable. Une gymnastique de mon esprit, une jolie
production que chaque fois je dois recommencer, car elle était
imparfaite ou dans la forme ou dans le contenu : tantôt c’est
le dos que je ne savais pas redresser, tantôt mon élan
était insuffisant pour passer les barres.
Est-ce ce qu’on appelle un
écrivain, un intellectuel ? Si oui, alors je suis écrivain
depuis l’âge de six ans. Je peux vous dire que c’est un
état assez désagréable – être en permanence,
tout au long de la vie, sur le qui-vive, une excitation, une inquiétude,
le sentiment obscur d’une affaire non réglée, le trac avant
l’examen. Quoi qu’il m’arrivât, cela avait
l’arrière-goût que je devais passer un examen, pas
forcément devant des gens mais plutôt devant une autre
autorité, pas forcément dans cette vie, plutôt
au-delà, quelque part. J’ai reçu
une tâche dans mon berceau et j’ai oublié ce que c’était, je devais
veiller à tout pour retrouver
ce que c’était. Ce n’est pas un état agréable,
vraiment. C’est une phrase d’Oscar Wilde qui me vient à
l’esprit. Il écrit dans sa prison que seul le bonheur a ses jours et ses heures – la souffrance, même
si elle dure des années, n’est qu’un long instant ! Si
cela est vrai, alors apparemment être écrivain est une souffrance.
Dans le fond je supportais relativement
bien cet état : la souffrance ne me faisait pas trop souffrir.
Souvent ma tâche m’amusait même, je l’avoue. À
six ans j’ai commencé à écrire, dans mon
imagination, un long roman sur des fourmis géantes, puis j’ai
entrepris toutes sortes d’autres productions.
J’ai écrit
énormément de choses. Des poèmes, des romans, des nouvelles,
des essais, de la philosophie – quelqu’un a justement compté
récemment que j’ai publié environ cinq mille écrits
jusqu’à présent.
Toutes sortes de genres, oui –
mais… comment vous dire ? Les genres ! Le drame, le roman, le
poème, séparément – je ressens fortement les
exigences de chaque genre – mais définir un
écrivain par un genre, c’est tout de même
prétentieux ! Les genres ? Un jeu ! Une blague ! Jeu
avec les mots – un joli jeu, je ne dis pas ; mais moi ?
Qu’on m’étiquette de n’importe quel genre ?
C’est ridicule ! Ces genres pris
ensemble ne produisent pas un homme vivant – comment le feraient-ils
séparément ?
Est-ce une force ou une faiblesse, je
l’ignore – jugez-en vous-mêmes. Oui, être
proclamé poète, grand poète, le plus grand, roi des
poètes, aurait flatté ma vanité. Mais jouer pour cela le grand poète comme il se doit, tel que
l’imaginent les amis de la poésie, le regard embrumé,
fixant le lointain… balbutiant des mots obscurs sur la chaise de
Oui, je sais que ce n’est pas la voie
du succès officiel. La photographie cinétique de l’analyse
de l’âme n’a pas encore été inventée,
et, sans même parler de l’histoire de la littérature, la
critique des confrères n’aime pas trop le modèle trop
turbulent chez lequel il faut constamment réunir les traits
dispersés. Mais après tout, mon Dieu – le
succès !
Le succès ! Oui, ce n’est
pas une mauvaise chose ! Si dans toute opinion ne se reflétaient
pas deux visages, celui qui le pense et celui dont on le pense – si je
n’avais pas été découragé par la loi de la relativité des âmes et par
la conscience que le monde me verra surtout tel que je me montre, et non tel
que je suis, et que de cette façon je ne pourrais apprendre la
vérité sur moi que de celui qui comprend l’homme mieux que
l’homme – eh bien… pour sûr. Quelle bonne chose est de
trouver un chez-soi au fond des âmes choyées, mais si le prix
à payer pour cela est de se transformer, de se mutiler, sur le lit de
Procuste des cent imaginations… Autrefois je ne supportais pas de savoir
qu’il puisse exister un homme qui ne m’aime pas –
homme ! Un monde ! Un cosmos avec des jours et des
étoiles ! Un univers dans lequel je sois indésirable !
Je sais désormais que la chose n’est pas aussi dangereuse.
Le succès ? Oui. Je l’ai
dit un jour : il serait bien qu’on hisse une chaire sous mes pieds,
parce que de là-haut je saurais crier plus loin. Mais quant à la
compréhension en tant que contre-valeur des valeurs, non, non, pas cela
non plus au prix de l’immobilité ! Non, je n’aime pas
les photos stationnaires, même si elles honorent ! Si le mode
capricieux d’une époque ou un stupide
malentendu politique gravaient mon visage, mes mains et mes pieds dans la
pierre – à supposer que cette idole lapidaire ressemble aussi peu
que ce soit à l’original, elle bougerait même après
ma mort, elle ferait des grimaces, elle s’étirerait et descendrait
de son piédestal.
Que pourrais-je répondre
d’autre à la question brusquement posée : comment je
me vois moi-même ?
Moi-même, devant
moi-même ?
Ou en rapport avec les autres ?
Attendez que je règle
l’objectif plus net.
Vu d’ici – un personnage
ordinaire. Ni plus ni moins qu’un autre.
Je suis un homme, une opportunité
brillante, unique, inatteignable, une éventualité projetée
à l’infini, telle que ce monde qui a vu tant de dieux n’en a
jamais vu, même parmi les dieux – puisque je vis ! Et je suis
un homme, un déchet flottant, une larve misérable, une
poussière rampante, un chiffon, un rien – puisque je
mourrai !
Autrement dit – quelque chose mourra.
Serait-ce moi ?
Je l’ignore.
Souvent je crois que ce qui court ici, se
démène, s’angoisse, s’efforce, jeté sur la mer
des hasards, n’est qu’une conséquence – une copie, une
fonction, une projection, le reflet, le rêve d’un Autre, qui dort
quelque part et qui me rêve – peut-être justement celui
devant lequel le matin je devrai passer un examen, lui rapporter ce qu’il
a rêvé.
Ce serait l’unique but.
C’est pourquoi j’ai tout
tenté pour qu’il se réveille – tout ce qui
s’est passé et tout ce qui arrive était et est pour lui.
Je n’ai pas eu le temps pour des
soucis artificiels, pour construire une "personnalité
significative" – je devais penser à lui. C’est lui qui
s’est endormi quand j’avais six ans – l’Autre inconnu.
C’est lui que je dois rencontrer, pour répondre de moi-même.
Je lui dirai…
Qu’il y avait beaucoup de bonnes
choses et beaucoup de mauvaises dans ce rêve bigrement difficile, presque
oppressant, plein d’effort et de peur… que j’ai vu la mort,
et que le bonheur aussi est apparu devant moi en un éclair et
c’est devenu ma foi – un rêve dans le rêve. Que là-bas, chez lui et avec lui
c’est possible dans la veille véritable…
même le bonheur est peut-être possible.
Que j’ai essayé de changer, et
j’ai essayé de rester fidèle à moi-même :
ni l’un ni l’autre n’a réussi
complètement… lui peut-être…
Ainsi, comme dans un rêve, j’ai
trouvé le monde tout à fait acceptable – pas la peine de
l’effacer, il suffit de l’améliorer, si possible. Si un
enfant à naître venait me demander si cela vaut la peine –
je lui dirais aujourd’hui encore qu’il doit en tout cas essayer.
J’ai toujours veillé à
une chose – et cela, vraiment uniquement pour lui faire plaisir : ce
que j’ai pensé, dit ou écrit – et parfois même
ce que j’ai fait, avait toujours pour source honnête et
bienveillante un et même désir : moi aussi
j’étais curieux et intéressé par ce que
j’avais à dire, et j’étais persuadé
qu’un autre ne pourrait pas le faire à ma place. La table de
multiplication, si je la débitais après les autres, je
n’attendais pas que les commerçants découpent honnêtement
ma part constatant que je sais bien compter. Mais que l’on prenne mes
poèmes au mot et à la lettre, j’y tenais,
soupçonnant que c’est une réalité encore plus vraie
que l’autre. Il est faux que j’aurais écrit pour gagner mon
pain, même si parfois je m’en suis accusé moi-même.
Pour m’y atteler j’ai peut-être quelquefois été
aidé par la contrainte. Mais partant du coin supérieur gauche du
papier, arrivé au milieu de la feuille, un mot, ou parfois une
pensée, a tout de même pu réveiller en moi un espoir
impuissant, obscur et infantile, mais sincère, plus profond et plus net
que la conscience, que si je serre fort le stylo, même si je dois le
tremper dans une mes artères plutôt que dans l’encrier, je
réussirai peut-être à accroître la tension à
un point tel que vers le coin droit inférieur de la feuille le stylo
deviendra ardent et le papier prendra feu grâce au Verbe, ensuite je
pourrai le jeter – avec la torche de papier je pourrai incendier et
consumer en cendre cette innommable que la foi appelle le diable, et que
Voltaire nommait l’Immonde.
Pas pour moi – peut-être pour
lui, cet Autre. Je ne pensais pas à moi-même, même dans
l’ivresse du baiser, je pensais à lui, cause de tout le bien et de
tout le mal, à lui qui est peut-être meilleur que moi, et qui
mérite que je cherche en ce monde la vérité et non ma
vérité à moi.
Nyugat,
1931, volume II.