Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SANCTION
Réflexion
juridique d’un amateur
Autrefois j’ai
vu moi aussi la religion du siècle dernier, la théorie de
l’évolution, pour ce qu’elle voulait se montrer : une
explication universelle. La transformation mécanique des choses depuis
l’imparfait vers le parfait me paraissait un ordre aussi idéal que
la création par un dieu ingénieur, de même que le monde des
étoiles où on peut très bien se retrouver à
condition d’en connaître la structure et les lois naturelles. Il
est étrange qu’en même temps que progressent la
compréhension et l’expérience ce soit justement la foi
absolue en ce principe de base, la théorie de l’évolution,
qui se soit affaiblie ou disons modifiée en moi. Je ressens toujours une
sorte de processus d’enrichissement,
une complexité de plus en plus grande des choses, mais que cette
complexification indique la direction du moins évolué vers le
plus évolué, du mal vers le bien, de l’erroné vers
le sans-faute, ce n’est plus guère aujourd’hui aussi…
Je me rappelle par exemple, en ce qui
concerne, mettons, la justice en tant que loi sociale, avec quelle sainte
horreur je pensais à l’obscurité du Moyen-Âge, voire
du dix-huitième siècle lorsque, comme on sait, on rendait la
justice sur la base d’une réflexion barbare et primitive,
révoltante à nos yeux humanistes. L’institution de la prison pour dettes (florissante encore
au début du siècle dernier) passe encore. Mais je ressentais
comme une horreur qu’on puisse être pendu pour le vol d’un
poulet, en même temps qu’on pouvait expier un crime en payant une
rançon. Quelle honte ! Et quelle chance est de vivre au
siècle des lumières, dans l’atmosphère d’un
esprit social qui voit clairement des relations plus évoluées
entre crime et châtiment !
L’axiome selon lequel la vie est le
plus grand bien, la condition de tous les autres biens, étant
indiscutable, il apparaît aujourd’hui aussi comme un non-sens
à faire dresser les cheveux sur la tête de qualifier comme plus gravement
fautif et de frapper de conséquences plus graves celui qui vole que
celui qui tue. Mais malheureusement tout ce problème a été
décalé dans la réalité, et si nous observons la
situation non du point de vue de l’auteur du dommage mais de celui de la
victime, compte tenu de l’état économique du monde…
La vie produit des tempêtes
étranges en réponse à des questions de principe.
Dans la statistique effroyable de ceux qui
se sont condamnés à mort (les suicidés), le motif présente de nos jours
une image de plus en plus homogène. Les cas de déception
amoureuse, rupture d’équilibre, crise psychique, remords, maladie,
sont de plus en plus rares – sur ce point on peut dire qu’il y a eu
quelques progrès.
Ces motifs sont remplacés par une
unique sentence réaliste, compréhensible, je pourrais presque
dire raisonnable, donc digne de l’homme : la situation
financière du suicidé à laquelle il n’a pas pu
remédier.
La cause des suicides n’est plus
"un trouble momentané d’esprit", selon le vieux
schéma, mais plutôt un lucidum intervallum, un
instant de lucidité dans lequel l’enfant intelligent de
l’époque découvre que c’est fini, qu’il
n’y a plus d’issue, il est exclu du cercle pour lequel il vivait,
des conditions qui avaient déterminé son envie de vivre ; il
doit mourir parce qu’il ne peut plus vivre pour ce quoi il était
né, et il ne peut pas devenir autre. Le hanneton, s’il perd ses
conditions vitales de hanneton, périt, non parce qu’il
n’existe pas en
général une vie différente de la sienne, il
périt parce qu’il est incapable de se transformer en papillon.
Peut-être ne le veut-il pas non plus. Je n’oublierai jamais
à quel point je m’étonnais, enfant, de
l’entêtement de mes vers à soie qui
préféraient crever en série, plutôt qu’essayer au moins la consommation de feuilles
d’autres arbres qu’on
leur présentait à la place de leurs feuilles de mûrier habituelles.
Notre société bourgeoise
s’est spécialisée partout en ce monde en hannetons de
l’échange commercial et monétaire ; il est donc
très normal qu’elle ait reconnu le seul motif acceptable du
suicide non dans le dérangement de l’esprit, mais dans le
dérangement d’argent. De cette façon le suicide
s’ennoblit en une mort naturelle, dès que le trouble
d’argent (courant de nos jours) se généralise – en
une mort naturelle, au moins autant qu’est une mort socialement naturelle
d’exécuter un criminel.
Par contre je vous dis qu’entre crime
et châtiment, est apparu un petit décalage dans les relations
morales codifiées dans le berceau de l’humanisme enthousiaste.
Étant donné que la
reconnaissance sociale de notre existence individuelle et publique et par
là même psychique, notre crédit, notre foi notre talent,
notre capacité, notre honneur, tout notre droit à la vie
s’évaluent tôt ou tard dans le plateau d’une unique
balance – avons-nous ou n’avons-nous pas d’argent –
appartenir à cette seconde catégorie devient équivalent
à un danger de mort, provoquer un tel état vaut un meurtre, ou un
crime, passible de la peine de mort pour celui qui en est la cause.
Et s’approche le temps où l’on
pourra vaillamment rétablir la peine médiévale –
nous craindrons davantage pour notre argent que pour notre vie. Le symbole de
la fin qui s’approche n’est plus la lettre secrète de
"la main noire" que nous rejetions en riant – mais un avis de
paiement réglementaire qui nous fait venir des frissons glacés
dans le dos, à l’instar de l’homme d’État turc
à qui sa majesté le sultan adresse cet avertissement : une
corde de soie.
Pesti Napló, le 22 novembre 1931.