Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Hypocondriaque

Hypocondriaque ? Non, je ne suis plus hypocondriaque.

En effet, il a regagné sa souplesse, ses yeux clairs et sereins. Ce changement m’a fait plaisir. Je ne le lui ai pas caché :

- Dieu merci. Je t’ai toujours dit que cela passerait dès que tu arrêterais de potasser les dictionnaires, la presse médicale, les livres scientifiques, les traités bactériologiques… Ta maladie venait de là, c’est évident… Tu étais un malade imaginaire pour avoir trop étudié les maladies… Si tu es guéri, c’est manifestement que…

- Tu te trompes complètement. Premièrement : je ne suis pas guéri. Je me sens tout simplement bien et je n’ai aucun problème, c’est très différent. Deuxièmement : je n’ai rien cessé, au contraire, je creuse plus que jamais la littérature que tu incrimines. J’ai dévoré des bibliothèques entières pour être à jour en tout ce que la science moderne entend par la totalité des maladies et désordres physiques et psychiques… J’ai appris toute la profession.

- Alors je ne sais pas comment…

- Très simplement. Si je t’avais écouté, il me serait arrivé la même chose qu’au fou qui transforme le dernier vécu se présentant au moment d’une secousse psychique en une idée fixe pour toute sa vie… Le souvenir de ma dernière maladie connue jusqu’aux détails ne serait jamais passé – j’aurais rêvé de cette dernière maladie jusqu’à ma mort, je me connais. Heureusement je ne me suis pas arrêté à mi-chemin. J’ai lu tout ce qui était accessible.

- C’est très bien. Et petit à petit tu as compris que ton problème ne ressemble à aucune des maladies et à aucun désordre, donc manifestement tu es bien portant.

- Au contraire. J’ai découvert que chacune des maladies et chacun des désordres décrits correspondent exactement à mon cas. Les symptômes selon lesquels la science soigneuse et prudente alerte du risque d’un début de cancer, de phtisie, de maladie d’Addison, de fièvre charbonneuse ou du scorbut, je les ai tous découverts sur moi sans exception. Mais ce n’est encore rien, puisque le domaine des maladies corporelles est relativement bien connu et répertorié. Je me suis donc attaqué aux maladies psychiques. Il s’est bientôt avéré que la psychopathologie académique de Krafft-Ebing[1] n’a pas une seule horrible perversion exceptionnellement rare ou rencontrée dans un unique cas, et la psychanalyse moderne n’a pas un seul "complexe" ni une seule "psychose" incroyablement névrotique, dont je n’aurais pas trouvé les germes dans mon âme à moi.

- Alors ?

- Alors je suis un homme tout aussi ordinaire que celui qui n’a aucune maladie. Une personne qui enferme toutes les maladies, comme moi, affiche manifestement un équilibre, puisque les maladies de natures opposées s’équilibrent et se tiennent en échec. Ne connais-tu pas la théorie moderne de la thérapie qui guérit une maladie par une autre, l’ulcère à l’estomac par la pharyngite, la syphilis par la malaria ?

- Ou à l’occasion un mal par le même mal : une folie par une autre. En tout cas, je te félicite.

- Merci. Ou plutôt… penserais-tu que… hum… quelque chose n’irait pas chez moi ?...

- Pas du tout. Seulement j’ai l’impression qu’il y a une lacune dans tes lectures. Je te recommande ceci : j’ai lu hier dans une revue spécialisée allemande de psychologie la description d’un cas grave inguérissable. Le malade avait l’idée fixe d’être en bonne santé.

- Pourtant… ?

- Pourtant, il l’était en effet. Excepté son unique maladie, cette idée fixe. Bon, salut, j’ai rendez-vous chez le médecin…

- Euh… je ne pourrais pas t’accompagner… ?

 

Pesti Napló, 8 décembre 1931.

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[1] Richard von Krafft-Ebing (1840-1902). Psychiatre autrichien.