Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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THÉÂTRE À L’AUBERGE DU CHEVAL BLANC

Lettre à Peleske[1]

 

Cher jeune ami, je n’ai pu prendre congé de vous comme l’exigeait la bienséance, c’est donc à la va-vite que je vous confie qu’ayant à faire à Pest-Buda, j’y ai passé quelques jours, mais je n’ai pas dépensé mon temps en vain. Oyez ce qui m’advint. À peine parvenu le soir avec la voiture à vapeur, qu’une mienne connaissance me convia au theatrum, où ici et là on donnerait de belles comédies et de beaux drames. Eh bien, sur ma foi, je ne vais plus onc au theatrum, lui répondis-je, depuis que mal m’en a pris avec ce nègre vénitien intrigant que je voulus rabrouer sur les tréteaux, on m’a beaucoup moqué, eh bien, je préfère aller reposer à l’heure des poules – et déjà je leur ai dit « adieu, serviteur », et je les ai laissés tous au pied de la potence, et tout seul je suis parti en quête d’un hébergement pour la nuit.

C’est là que commença ma comédie spécifiquement personnelle. Comme j’errais seul dans la rue de sa Majesté notre roi, je ne manque pas de découvrir une auberge agréablement plaisante construite à cet endroit, sous le titre de « Cheval Blanc », à l’endroit précis où s’édifiait jadis le Theatrum royal. Je me dis donc qu’un bon gîte vaut mieux qu’un theatrum, et aussitôt j’y pénétrai car l’horloge du clocher tapait huit coups. En outre je n’avais nul bagage afin que l’officier de l’octroi ne vienne à me confisquer rien. Apparut illico une espèce de chasseur en livrée helvète pour m’accueillir, je lui mandai que je le connaissais des cartes suisses, serait-il disposé à m’accorder un logis pour la nuit ? Évidemment, dit-il, sans même s’enquérir de mon sauf-conduit. Il me mena dans une chambrette plaisante et confortable où je ne vis aucun lit mais il y avait trois chaises et une belle vue, j’ai donc déboursé l’écot et j’ai déclaré que je restais.

Avait-il à peine fermé l’huis derrière lui, je vois que les autres chambres aussi sont toutes occupées, tout le monde s’accoude au portique – parce que la jolie petite cour de l’auberge se trouve sous nos pieds, à l’endroit où devaient se trouver les tréteaux du théatrum ! Je m’accoude auprès des autres pour voir ce qu’ils regardent – parce que je n’ai vu aller et venir dans la cour, nul autre que des clients, et un vigneron de belle prestance. Où suis-je tombé, me dis-je, ce sont tous des Allemands – mais après, la femme de l’aubergiste, l’hôtesse, fit apparition, ce qui me réjouit fort, elle était blonde et proprette comme une image peinte, je me dis que j’ai bien fait de décider de passer la nuit ici. J’étais sur le point de descendre dans la cour, quand l’hôtesse eut une vilaine altercation avec le vigneron, elle avait raison parce que cette âme bestiale lui proposait son amour, avez-vous déjà entendu une chose pareille ? Comme s’il n’existait pas de vrais sieurs hongrois à l’auberge, par exemple moi-même, les femmes ne me font pas peur.

Et je me morfondais, ne devrais-je pas offrir mon épée de noblesse pour assurer la sécurité de la belle dame, lorsque la belle hôtesse, sans propos aucun, en cours de conversation, se mit à chanter, et le vaurien de vigneron avec elle – je me dis : serait-ce la nouvelle mode à Pest-Buda, c’est en chantant qu’il convient de régler les procès criminels ? C’est bien fait pour toi, notaire, je me dis, demain c’est toi qui devras épancher en chantant à l’avocat ces doléances qui t’ont fait monter à Pest-Buda. C’est grave, parce que déjà au Collège on te mettait à la porte quand mal te prenait d’entamer un chant d’étudiant – et plus encore quand je vois qu’en bas ils se mettent aussi à danser ! Danser la valse avec de belles femmes, je veux bien, mais avec l’avocat ?

Par chance de nouveaux clients s’introduisirent dans la cour, une très belle jeune fille avec son père plutôt grognon. Ainsi j’aurais pu avoir de quoi m’occuper, mais les derniers venus finirent eux aussi, à la mode de Pest, par chanter : alors là, me dis-je je dois apprendre ça moi aussi si je veux être à la page ; j’ai donc poussé quelques lalala, mais les autres clients me firent taire. Il faut reconnaître que les autres chantaient mieux que moi. Mais ils n’eurent à peine le temps d’achever leur chant, quand de nombreux acteurs et comédiennes envahirent la cour, j’ai cru reconnaître ceux de l’ancien Theatrum Royal, qui durent tomber ici par hasard, pensant qu’ici se trouvait encore l’ancienne scène. Il faut dire qu’ils n’arrêtaient pas de gesticuler grandement, et de leurs membres et de leur voix, si bien que je fus ébahi, je m’en oubliai même bouche bée, non seulement moi mais aussi les autres clients, et pourtant l’hôtesse ne les chassa nullement mais tout aussi ébahie elle se mêla parmi eux.

Ce fut ainsi qu’à l’intérieur des murs de L’auberge du Cheval Blanc, dans le plein air de la cour et même dans le jardin, ces acteurs organisèrent un véritable theatrum, chacun dans un déguisement, tout en chantant et en dansant, et moi seul pouvait continuer d’observer le roman d’amour de la belle hôtesse avec le vigneron amoroso, surtout après que tout d’un coup une forte pluie se mit à tomber, et on pouvait craindre que la fête en fût trempée. Mais une grande bâche fut descendue devant la cour. J’ai moi aussi ramassé mes frusques, je suis descendu dans la cour afin de, quand j’aurais trouvé l’hôtesse, je lui présente mes compliments et je l’avertisse des dangers auxquels elle s’exposerait si elle continuait à tourner la tête du vigneron chantant – mais m’étant perdu dans les couloirs je me suis retrouvé dans ma chambre. En grand secret je regarde vers la cour, eh bien de nouveau un grand theatrum y est en cours, subrepticement ils ont transformé la cour en une maison de bains, où la gent féminine à demi dénudée dansait gaîment la csardas, en grandes vagues dans l’air vide, comme si j’étais dans la mer, bien sûr la tête m’en tournait, encore heureux de n’avoir pas attrapé le mal de mer. Mais même si je ne l’ai pas attrapé, je commençai à ne plus savoir si j’étais un garçon ou une fille, car il m’était impossible de déchiffrer ce qu’il y avait ici du theatrum et ce qui restait la réalité, tellement tout cela était merveilleux ; mais ne voulant pas subir les mêmes avatars que j’eus avec ce fichu nègre, j’ai gardé mon silence, jusqu’à ce que finalement s’installât un véritable capharnaüm dans toute l’auberge, on criait « Voici l’Empereur ! Voici l’Empereur ! ». Cela me fit lever moi aussi, pensant que c’était Joseph lui-même qui arrivait à Pest-Buda ou l’empereur des Françouses, pour chercher gîte dans cette auberge. Et quand l’Empereur fit son entrée avec sa suite et tout le monde l’ovationnait dans moult applaudissements, je me suis rassis en me disant que je ne me laisserais pas berner une nouvelle fois, puisque j’ai bien vu que c’était un simple comédien comme les autres acteurs. Mais j’avais tout faux, il s’avéra plus tard que cela devait être l’authentique Empereur, parce que dès qu’il fit la connaissance de la belle hôtesse il la rabibocha avec son amoureux, et ils firent une grande noce. Moi, mes dents claquaient de faim, je ne fus pas invité ; tout penaud, je débarrassai le plancher de l’auberge, de même que nombre d’autres clients allègres et rigolards. Je partis chercher un autre logis pour moi en pensant que j’avais tiré le mauvais lot parce que c’est assis que j’avais accueilli l’Empereur. Et puis je suis bien esbaudi qu’en entrant à l’auberge Ritz, n’y ayant trouvé ni rideau, ni comédiens, ni l’Empereur, c’est moi qui me mets à me prosterner devant le maître portier, je l’intitule Majesté, et tous de se gausser de moi à bouche que veux-tu.

 

Színházi Élet, 1931, n°49

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[1] Pastiche d’une comédie, Le Notaire de Peleske (1775) du comte József Gvadányi (1725-1801) dont un film a été tiré en 1917.