Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
NOËL EN
ENFER
La scène se passe à la
direction des marchandises et des imputations
de
Le DIRECTEUR sonne, furieux : Fuksz !
Le GÉRANT
LOCAL ouvre la porte en
remuant humblement la queue : Vous désirez, Monsieur le
Sous-Directeur ?
Le DIRECTEUR :
Tout d’abord, pourquoi il fait ce putain de froid ici, le centre est
encore en réparation ? L’ange l’emporte, la
température n’atteint même pas quarante mille degrés
ici !
Le GÉRANT humblement : Depuis
l’invasion française, aucun combustible ne suffit plus.
Le DIRECTEUR renfrogné : Quoi de
neuf ?
Le GÉRANT :
Rien de spécial.
Le DIRECTEUR :
Le Patron m’a convoqué ce matin. (Il se prosterne.)
Le GÉRANT se prosterne.
Le DIRECTEUR :
Lui aussi est de mauvaise humeur. Il dit qu’il aimerait
déjà être après ce Noël, il dit qu’il a
horreur de ces jours sans affaires… Qu’avez-vous à
sourire ?
Le GÉRANT prudemment : Je crois que Monsieur
le Président est exagérément pessimiste… Mon diable,
mon diable, tout ne peut pas aller comme sur des roulettes… mais sans
affaires ! C’est exagéré. Il se passe toujours quelque
chose.
Le DIRECTEUR étonné : Des
affaires le jour de Noël, dans notre métier ? Le jour de la
fête de "l’amour" (il
frissonne), ou quel nom paradisiaque on lui donne déjà
là-haut ?
Le GÉRANT sort son grand livre : S’il
vous plaît, voici les accords signés, les prévisions et les
affaires engagées depuis ce matin…
Le DIRECTEUR agréablement surpris :
Vraiment ? Il y a eu quand même quelque chose ? Dites-moi
ça !
Le GÉRANT : Quelques
lignes au hasard, parmi les plus intéressantes… Tenez, tout de
suite… Monsieur Mihály Prudent, directeur de banque…
Le DIRECTEUR : Pouah !
Je le connais, un de nos clients les plus assidus…
Le GÉRANT :
Cette fois il a privé les employés de leur prime de Noël,
pour pouvoir offrir un diadème à sa maîtresse…
Le DIRECTEUR tout joyeux : Comptabilisez
sur-le-champ dix mille ans en sa faveur… (Soucieux.) Il n’a rien offert à ses enfants ?
Le GÉRANT :
Rien de notable…. Ensuite il y a ici un autre cas. L’exploitant
Péter Leriche… Il a souhaité la mort de son oncle le plus
cher, avec effet immédiat… Notre agent a
pénétré dans son âme juste au moment où il se
disait : « Crève donc aujourd’hui
même ! »
Le DIRECTEUR :
Cinq mille ans… à verser immédiatement !
Le GÉRANT :
Car il espérait pouvoir dresser un arbre de Noël grâce
à l’héritage…
Le DIRECTEUR fâché : Un
bonus !
Le GÉRANT cherche dans le grand livre : On
propose une âme à la vente. En assez bon état.
Le DIRECTEUR :
Un politicien ? Je n’en veux pas. On la vend, puis on ne la livre
pas.
Le GÉRANT :
Une jeune fille. Elle s’est présentée chez notre
délégué, qui figure au dehors comme directeur d’une
école de cinéma…
Le DIRECTEUR :
On l’achète… Ou plutôt, attendez… Pourquoi
a-t-elle besoin de l’argent ?
Le GÉRANT :
Elle veut acheter un arbre de Noël à…
Le DIRECTEUR frappe la table de ses jambonneaux : Un
bonus !... Que l’ange l’emporte… Il ne manquerait plus
que la concurrence me fasse un procès, sous prétexte
d’assurance de bonté postérieure… Quelle horreur, ce
Noël ! Affaires, affaires – mais que des mauvaises
affaires !
Le GÉRANT finement : C’est
à notre moulin que ce Noël apporte de l’eau à la fin.
N’oubliez pas, Monsieur le Directeur : notre route est pavée
de bonnes intentions.
Az Est, le 25 décembre 1931.