Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SAINT-SAËNS, LE CYGNE

16-Saint-Saens les arbres sont si muets, figés, si mystérieux c’est à serrer le cœur. Pétrifiés de douleur ou d’orgueil ? Ne demande pas. Tu sais bien qu’on ne peut pas répondre, orgueil et douleur sont jumeaux dans ce paysage. Au-dessus de leur frondaison obscure le ciel crépusculaire gris foncé est aussi de pierre : proche et pourtant infini. Tout l’univers est ainsi dans ce paysage : un ciel immobile, sans étoiles, avec pour seule lumière la lueur crépusculaire, pour seule couleur le ton froid de la sépia, et l’unique voix audible est si lointaine qu’elle ne fait pas même frémir le miroir obscur du lac au pied des arbres. Miroir froid, miroir sombre, miroir lourd, de métal fondu, un lac de mercure – et jamais tu ne sauras sa profondeur ni ce que cache cette profondeur, parce que dans ce paysage ce seul instant est l’Éternité, ici il n’y eut nul midi et il n’y aura nul matin – Le Cygne, le Cygne à la surface du miroir ne peut lever sa tête plus haut que la ligne muettement sinueuse de con cou. Il passe au-dessus de son reflet dans le miroir, et ce svelte cou miroité dessine une lyre, tu dois prêter une attention très soutenue pour capter son glissement silencieux : ce cygne dort, il rêve, et le vacillant frémissement, le frissonnement ondoyant de son cou élancé, et ses mouvements glissants qui agitent à peine l’eau, ne sont qu’un pâle reflet de la douleur de son corps pantelant, tandis que son âme est enfouie dans le rêve de la Beauté inaccessible qui sur cette Terre a nom souvenir.

 

*

 

Sur le disque du gramophone on lit : Le Cygne, Saint-Saëns, violoncelle solo : Pablo Casals. Le disque est bon, le gramophone aussi, et assis dans mon fauteuil, si je ferme les yeux, je peux facilement imaginer que le virtuose est assis en face de moi dans la pénombre de ce coin – le musicien, ou même le compositeur en personne, ou le cher Jenő Kerpely[1] qui me joue souvent ce beau morceau sur son violoncelle mélancolique. Plutôt comme ça, en secret, je ne me vante pas d’aimer l’écouter – Saint-Saëns n’est pas ce qu’on appelle dernier cri, et les musiciens modernes haussent les épaules si son nom vient sur le tapis. Je me parais d’ailleurs à moi-même, retiré dans la dernière pièce, derrière la porte fermée, comme ce monsieur aux traits fatigués, en smoking, près du piano, sur le tableau de Richir[2] au Musée des Beaux-Arts, une main sur le clavier, l’autre cachée devant lui, le regard méditatif cloué au sol.

Le titre de ce tableau est "Misère de la Vie". Derrière le pianiste méditant dans la pénombre du vestibule, on voit une porte entrouverte sur un intérieur baigné d’une lumière rouge et jaune, des gens dansent dans la salle, un bal, mais l’homme fatigué se contente de se perdre un peu dans ses réflexions, sans être dérangé, il tire le rideau de la porte conduisant vers son âme.

Le tableau n’est pas très moderne, il est (selon l’esthétique du moment) d’une époque peu artistique où l’on tentait encore de donner un "contenu spirituel" au tableau, on voulait exprimer quelque chose, or, comme je l’entends dire dans la bouche des jeunes, la peinture sert exclusivement à représenter la matière. Mais moi je l’aime. Et il ne m’est pas venu par hasard à l’esprit – ici aussi on danse quelques portes plus loin, c’est une simple sauterie de carnaval pas mal réussie, on a pu faire venir ce groupe de jazz à la mode, ces quatre charmants garçons à la tignasse ébouriffée, ils chantent et tapent drôlement sur le couvercle du piano pour accompagner leur jeu – et nous avons aussi un deuxième gramophone à la maison, avec un tas de disques, guitares et tangos ; grâce à Dieu nous ne nous dérangeons pas, je ne danse d’ailleurs pas, peut-être ne se sont-ils même pas aperçus que j’étais là.

Leur musique à eux est quelque peu assourdie à la distance de trois portes, elle ne gâche pas ma modeste fête à moi – quant à ma musique, même sa dernière vague n’arrive pas à les effleurer, elle se meurt sur le seuil de la première porte fermée.

 

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Douleur et orgueil, chagrin fier, unique capital d’un homme de quarante ans ; on ne peut pas le corrompre avec l’aumône de petites joies, on ne peut pas le casser en menue monnaie, unique richesse à laquelle seul a accès celui qui a perdu tout le reste – c’est peut-être une chance que tu ne l’aies jamais révélé, que les autres l’ignorent, ils ne peuvent par conséquent pas te le prendre, ils ne peuvent pas le diminuer, le déchirer, "l’analyser", vidant l’âme de toute sa substance, ton âme dont désormais tu es le seul trésor, unique petit éclat de dur diamant tamisé, libéré de la souillure trouble et molle des océans de larmes salées des déceptions : douleur et orgueil. C’est peut-être une chance que les autres ne sachent rien de ce cygne, pas plus que ce qu’on peut en lire dans les livres de sciences naturelles – animal décoratif rare et inutile de l’étang des parcs, de moins en moins apprécié, parent proche de l’oie. C’est peut-être une chance que les autres ne sachent pas plus du chagrin et de l’orgueil que ce que les freudiens débutants peuvent clairement leur expliquer – que c’est un état psychique maladif développé en raison de désirs refoulés, auquel l’âme inculte et en retard sur son temps s’agrippe convulsivement, alors que de nos jours il est possible d’extraire cet état de l’âme par une cure de six mois, simplement, comme un comédon. Une souffrance ridiculement superflue – problème dépassé ; et la jeunesse d’aujourd’hui possédant force et santé a Dieu merci déjà vaincu cette infection de l’âme héritée de ses pères. Elle n’a plus besoin de taire son chagrin et sa fierté, son spleen, plus besoin de l’art ennuagé de tristesse, elle n’a rien à "refouler", car elle s’est laissée aller aux désirs sains de la vie, allègres, hurlants, bruyants, et elle a vaincu la souffrance.

Mieux vaut concéder que souffrir.

 

*

 

Et le disque continue de tourner, les arbres sont muets, figés, sombres, au-dessus du lac, et le col du cygne poursuit en silence sa marche sinueuse. Sa marche dans le canal des sons, dans le tissu des douleurs, la beauté inaccessible, la beauté du souvenir, plaie lancinante, inguérissable, merveilleusement profonde, plus profonde que le plaisir que l’avenir pourrait promettre. La douleur merveilleuse de ton cœur rongé par le passé irrémédiable – une flamme noire qui ronge, une torture, une convulsive torture qui corrode – oh combien plus profondément, jusqu’au nid ancien, ancien, lointain, lointain,  et pourtant plus proche que tout de ton être, comme ce scalpel cruel t’est plus proche que les petites pilules enivrantes de la joie de vivre, le vin mousseux, l’amour repu !

Demeure donc, cygne. Coupe, scalpel, plus profondément encore. Demeure sombre, souvenir de douleur, dans le giron ombreux du violoncelle – écoute-le, cœur, laisse-le parvenir jusqu’à toi, ne crains rien. Ne crains rien, tu ne t’abîmeras pas dans cette douleur, comme s’abîme d’ivresse le stupide prêcheur de la Vie – ce n’est pas lui le vrai, le sens de la vie, souffrance majestueuse.

L’homme vrai est celui qui résiste.

Tu es lâche et dolent, moqueur fier de cet orgueil royal – tu es faible et médiocre, n’osant pas t’ouvrir.

 

*

 

Oui, toi, fils si sain et si sobre de l’avenir, rejeton qui danse sur le vacarme négro – oui, comme tu voudras. C’est nous-mêmes que nous pleurons dans le chant du cygne, nous, hommes mûrs, notre vie ratée.

Tu as raison.

Nous l’avons ratée. Nous voulions quelque chose, nous désirions et nous aimions. Et nous n’avons pas pu accomplir ce que nous voulions – des puissances plus fortes travaillaient au dehors et au-dedans, des forces plus puissantes, inconnues – qui peut vaincre son destin ?

Tu le peux peut-être ? L’as-tu déjà vaincu ? L’as-tu terrassé ? L’as-tu couché sur les deux épaules, mis K.-O. ? Et même – l’as-tu déjà rencontré ?

Je vois seulement que tu as essayé de l’éviter, de l’esquiver.

Derrière ton sourire étincelant de trente-deux dents, claironnant vigueur et bonne humeur, ton "principe vital" plein de soleil et de vacarme, derrière ta splendide méthode Coué, je sens la ruse bon marché de l’autruche qui cache sa tête dans le sable devant l’éclair et le tonnerre du firmament assombri.

Nous avons été terrassés par cet orage. Mais nous l’avons vu en face.

Alors que toi tu évites la douleur car tu refuses de relever son défi. Tu es un lâche, tu n’oses pas souffrir.

Tu réussiras peut-être. Peut-être ne la rencontreras-tu pas. Si tu es prudent, si tu ne regardes jamais au fond du puits, au fond de ton âme, au fond des mines – si tu ne tentes pas d’expériences avec les âmes, si tu ne promets pas l’impossible, si tu ne cherches jamais midi à quatorze heures, si tu ne veux pas faire d’un âne un cheval de course, d’un malheureux un homme heureux, si l’imposture ne te fait pas serrer le poing, peut-être "réussiras-tu ta vie", peut-être "un bel avenir t’attend-il", et vie et avenir et santé rempliront les quelques instants que, soit tortue, soit éphémère, la "sagesse de la vie" appelle vie et avenir.

 

*

 

Quant à nous, poursuivons notre écoute du chant du cygne rêveur et celui du crépuscule pétrifié. Que vivent, se baignent de soleil, flamboient et grésillent les flammes des brindilles au dehors – nous, nous écoutons le mélancolique chant lancinant – nous ne nous hâtons pas, nous leur survivrons, tu sais bien que brandons et poussières ne nous mêlent pas à eux dans une fosse commune – nous ne pouvons plus perdre parce que nous ne faisons plus tourner la Roue de la chance – parce que, n’est-ce pas, nous deux ne craignons pas de prendre congé de la vie, de suivre le spectre vert et froid du marécage de la poésie et de la chanson, jusqu’au lac, jusqu’à ce lac, jusqu’au miroir du lac ici – et nous ne craignons pas de tendre le cou et d’immerger notre regard dans ce noir œil de mer. Au fond de son noir œil de mer nous ne craignons pas de découvrir le Secret qu’il recèle : la tête de Gorgone de notre propre vie gâchée, regrettée, qui nous fige nous-mêmes en pierre comme ce lac et ce crépuscule – en pierre, en statue, en souvenir, en un fier Mémentos de ce temps, pétrifiés dans la douleur et dans l’orgueil, époque dans laquelle nous avons vécu et où "il était mauvais d’être homme en ce monde".

 

Pesti Napló, le 8 février 1931.

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[1] Jenő Kerpely (1885-1954). Violoncelliste hongrois.

[2] Herman Richir (1866-1942). Peintre belge. Voir le tableau (NB)