Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SAINT-SAËNS,
LE CYGNE
es arbres sont si muets, figés, si mystérieux
c’est à serrer le cœur. Pétrifiés de douleur ou
d’orgueil ? Ne demande pas. Tu sais bien qu’on ne peut pas
répondre, orgueil et douleur sont jumeaux dans ce paysage. Au-dessus de
leur frondaison obscure le ciel crépusculaire gris foncé est
aussi de pierre : proche et pourtant infini. Tout l’univers est
ainsi dans ce paysage : un ciel immobile, sans étoiles, avec pour
seule lumière la lueur crépusculaire, pour seule couleur le ton
froid de la sépia, et l’unique voix audible est si lointaine
qu’elle ne fait pas même frémir le miroir obscur du lac au
pied des arbres. Miroir froid, miroir sombre, miroir lourd, de métal
fondu, un lac de mercure – et jamais tu ne sauras sa profondeur ni ce que
cache cette profondeur, parce que dans ce paysage ce seul instant est
l’Éternité, ici il n’y eut nul midi et il n’y
aura nul matin – Le Cygne, le Cygne à la surface du miroir ne peut
lever sa tête plus haut que la ligne muettement sinueuse de con cou. Il
passe au-dessus de son reflet dans le miroir, et ce svelte cou miroité
dessine une lyre, tu dois prêter une attention très soutenue pour
capter son glissement silencieux : ce cygne dort, il rêve, et le
vacillant frémissement, le frissonnement ondoyant de son cou
élancé, et ses mouvements glissants qui agitent à peine
l’eau, ne sont qu’un pâle reflet de la douleur de son corps
pantelant, tandis que son âme est enfouie dans le rêve de
*
Sur le disque du gramophone on lit : Le Cygne,
Saint-Saëns, violoncelle solo : Pablo Casals. Le disque est bon, le
gramophone aussi, et assis dans mon fauteuil, si je ferme les yeux, je peux
facilement imaginer que le virtuose est assis en face de moi dans la pénombre
de ce coin – le musicien, ou même le compositeur en personne, ou le
cher Jenő Kerpely[1] qui me joue souvent ce beau morceau sur son
violoncelle mélancolique. Plutôt comme ça, en secret, je ne
me vante pas d’aimer l’écouter – Saint-Saëns
n’est pas ce qu’on appelle dernier
cri, et les musiciens modernes haussent les épaules si son nom vient
sur le tapis. Je me parais d’ailleurs à moi-même,
retiré dans la dernière pièce, derrière la porte
fermée, comme ce monsieur aux traits fatigués, en smoking,
près du piano, sur le tableau de Richir[2] au Musée des Beaux-Arts, une main sur le
clavier, l’autre cachée devant lui, le regard méditatif
cloué au sol.
Le titre de ce tableau est "Misère de
Le tableau n’est pas très moderne, il est
(selon l’esthétique du moment) d’une époque peu
artistique où l’on tentait encore de donner un "contenu
spirituel" au tableau, on voulait exprimer quelque chose, or, comme je
l’entends dire dans la bouche des jeunes, la peinture sert exclusivement
à représenter la matière. Mais moi je l’aime. Et il
ne m’est pas venu par hasard à l’esprit – ici aussi on
danse quelques portes plus loin, c’est une simple sauterie de carnaval
pas mal réussie, on a pu faire venir ce groupe de jazz à la mode,
ces quatre charmants garçons à la tignasse
ébouriffée, ils chantent et tapent drôlement sur le
couvercle du piano pour accompagner leur jeu – et nous avons aussi un
deuxième gramophone à la maison, avec un tas de disques, guitares
et tangos ; grâce à Dieu nous ne nous dérangeons pas,
je ne danse d’ailleurs pas, peut-être ne se sont-ils même pas
aperçus que j’étais là.
Leur musique à eux est quelque peu assourdie à la distance de trois portes, elle ne gâche pas ma modeste fête à moi – quant à ma musique, même sa dernière vague n’arrive pas à les effleurer, elle se meurt sur le seuil de la première porte fermée.
*
Douleur et orgueil, chagrin fier, unique capital
d’un homme de quarante ans ; on ne peut pas le corrompre avec
l’aumône de petites joies, on ne peut pas le casser en menue
monnaie, unique richesse à laquelle seul a accès celui qui a
perdu tout le reste – c’est peut-être une chance que tu ne
l’aies jamais révélé, que les autres
l’ignorent, ils ne peuvent par conséquent pas te le prendre, ils
ne peuvent pas le diminuer, le déchirer, "l’analyser",
vidant l’âme de toute sa substance, ton âme dont
désormais tu es le seul trésor, unique petit éclat de dur
diamant tamisé, libéré de la souillure trouble et molle
des océans de larmes salées des déceptions : douleur
et orgueil. C’est peut-être une chance que les autres ne sachent
rien de ce cygne, pas plus que ce qu’on peut en lire dans les livres de
sciences naturelles – animal décoratif rare et inutile de
l’étang des parcs, de moins en moins apprécié,
parent proche de l’oie. C’est peut-être une chance que les
autres ne sachent pas plus du chagrin et de l’orgueil que ce que les
freudiens débutants peuvent clairement leur expliquer – que
c’est un état psychique maladif développé en raison
de désirs refoulés, auquel l’âme inculte et en retard
sur son temps s’agrippe convulsivement, alors que de nos jours il est
possible d’extraire cet état de l’âme par une cure de
six mois, simplement, comme un comédon. Une souffrance ridiculement
superflue – problème dépassé ; et la jeunesse
d’aujourd’hui possédant force et santé a Dieu merci
déjà vaincu cette infection de l’âme
héritée de ses pères. Elle n’a plus besoin de taire
son chagrin et sa fierté, son spleen, plus besoin de l’art
ennuagé de tristesse, elle n’a rien à "refouler",
car elle s’est laissée aller aux désirs sains de la vie,
allègres, hurlants, bruyants, et elle a vaincu la souffrance.
Mieux vaut concéder que souffrir.
*
Et le disque continue de tourner, les arbres sont
muets, figés, sombres, au-dessus du lac, et le col du cygne poursuit en
silence sa marche sinueuse. Sa marche dans le canal des sons, dans le tissu des
douleurs, la beauté inaccessible, la beauté du souvenir, plaie
lancinante, inguérissable, merveilleusement profonde, plus profonde que
le plaisir que l’avenir pourrait promettre. La douleur merveilleuse de
ton cœur rongé par le passé irrémédiable
– une flamme noire qui ronge, une torture, une convulsive torture qui
corrode – oh combien plus profondément, jusqu’au nid ancien,
ancien, lointain, lointain, et
pourtant plus proche que tout de ton être, comme ce scalpel cruel
t’est plus proche que les petites pilules enivrantes de la joie de vivre,
le vin mousseux, l’amour repu !
Demeure donc, cygne. Coupe, scalpel, plus
profondément encore. Demeure sombre, souvenir de douleur, dans le giron
ombreux du violoncelle – écoute-le, cœur, laisse-le parvenir
jusqu’à toi, ne crains rien. Ne crains rien, tu ne
t’abîmeras pas dans cette douleur, comme s’abîme
d’ivresse le stupide prêcheur de
L’homme vrai est celui qui résiste.
Tu es lâche et dolent, moqueur fier de cet orgueil royal – tu es faible et médiocre, n’osant pas t’ouvrir.
*
Oui, toi, fils si sain et si sobre de l’avenir,
rejeton qui danse sur le vacarme négro – oui, comme tu voudras.
C’est nous-mêmes que nous pleurons dans le chant du cygne, nous,
hommes mûrs, notre vie ratée.
Tu as raison.
Nous l’avons ratée. Nous voulions quelque
chose, nous désirions et nous aimions. Et nous n’avons pas pu
accomplir ce que nous voulions – des puissances plus fortes travaillaient
au dehors et au-dedans, des forces plus puissantes, inconnues – qui peut
vaincre son destin ?
Tu le peux peut-être ? L’as-tu
déjà vaincu ? L’as-tu terrassé ?
L’as-tu couché sur les deux épaules, mis K.-O. ? Et
même – l’as-tu déjà rencontré ?
Je vois seulement que tu as essayé de
l’éviter, de l’esquiver.
Derrière ton sourire étincelant de
trente-deux dents, claironnant vigueur et bonne humeur, ton "principe
vital" plein de soleil et de vacarme, derrière ta splendide
méthode Coué, je sens la ruse bon marché de
l’autruche qui cache sa tête dans le sable devant
l’éclair et le tonnerre du firmament assombri.
Nous avons été terrassés par cet
orage. Mais nous l’avons vu en face.
Alors que toi tu évites la douleur car tu
refuses de relever son défi. Tu es un lâche, tu n’oses pas
souffrir.
Tu réussiras peut-être. Peut-être ne la rencontreras-tu pas. Si tu es prudent, si tu ne regardes jamais au fond du puits, au fond de ton âme, au fond des mines – si tu ne tentes pas d’expériences avec les âmes, si tu ne promets pas l’impossible, si tu ne cherches jamais midi à quatorze heures, si tu ne veux pas faire d’un âne un cheval de course, d’un malheureux un homme heureux, si l’imposture ne te fait pas serrer le poing, peut-être "réussiras-tu ta vie", peut-être "un bel avenir t’attend-il", et vie et avenir et santé rempliront les quelques instants que, soit tortue, soit éphémère, la "sagesse de la vie" appelle vie et avenir.
*
Quant à nous, poursuivons notre écoute
du chant du cygne rêveur et celui du crépuscule
pétrifié. Que vivent, se baignent de soleil, flamboient et
grésillent les flammes des brindilles au dehors – nous, nous
écoutons le mélancolique chant lancinant – nous ne nous
hâtons pas, nous leur survivrons, tu sais bien que brandons et
poussières ne nous mêlent pas à eux dans une fosse commune
– nous ne pouvons plus perdre parce que nous ne faisons plus tourner
Pesti Napló, le 8 février
1931.
[1] Jenő Kerpely (1885-1954). Violoncelliste hongrois.
[2] Herman Richir (1866-1942). Peintre belge. Voir le tableau (NB)