Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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lettre assassine

Ainsi dirent-il : « la lettre tue ».

J’ignore comment les classiques entendaient cette phrase. Dans un sens positif ou dans un sens négatif – se sont-ils imaginé qu’elle tue la bêtise et les préjugés telle un combattant de la Vérité, telle une épée bien affûtée dans la main d’un génie ; ou bien, ont-ils voulu désigner le danger que l’impression de livres a attiré sur les grandes masses dévorant la lettre sans jugement ?

Il est certain que la même lettre tantôt éteint une vie humaine, c’est une sentence de mort, tantôt sauve une vie humaine sur le papier d’une prescription médicale.

Nous, écrivains, connaissons également un autre danger de la lettre. Celui de l’assassinat tragicomique, la pointe du poignard de la lettre perce notre propre cœur ; c’est le risque menaçant d’un fiasco réitéré jour après jour, sur l’un des échafauds les plus misérables, l’échafaud du ridicule.

Dans ce duel intérieur ce ne sont pas l’écrivain et le lecteur qui se font symboliquement face – c’est au sens premier que deux artisans, l’écrivain et le typographe se menacent.

Je veux parler des coquilles d’impression.

Qui d’entre nous n’a jamais jeté avec rage et juron une page de journal ou l’exemplaire d’une revue élégante imprimée sur vélin que nous feuilletons avec délicatesse pour y retrouver, empli d’amour-propre, notre poème qui fait époque – y lisant, les yeux exorbités, dès le premier vers que « C’est toi qui m’inspires » a été typographié « C’est toi qui m’expire ».

Malédiction épouvantable.

Et on n‘y peut rien.

Car celui qui une fois a été poursuivi par les coquilles, a beau réapprendre à écrire, aucun typographe ni correcteur ne lui fera plus miséricorde, et ils viseront certainement le mot le plus important du vers, le plus important de l’article, de la nouvelle ou du poème, pour que la typographie erronée d’une ou de deux lettres génère en tant que moralité du chef-d’œuvre une ineptie monumentale, compromettant son auteur, qui s’imagine ne plus jamais pouvoir sortir parmi les gens, et s’il avait de l’argent, il achèterait ou ferait retirer tous les exemplaires du marché, tous les exemplaires de la revue ou du livre dans lequel on a si épouvantablement piétiné son honneur d’artiste.

N’est-il pas désolant de lire dans une de mes récentes nouvelles policières « La police poursuit ses frasques » typographiée ainsi : « La police poursuit ses frusques ».

J’ai beau expliquer après coup, les gens sont généralement crédules, ils prennent ce qui est écrit à la lettre.

Dans ce sens-là la lettre est vraiment à même de tuer si elle a suffisamment de crédit.

À propos de tuerie, imaginez que je sois un tel écrivain que des centaines de milliers d’adeptes fervents jurent par ma parole comme celle d’un prophète. Eh bien, je rédige mon testament à leur intention, condensant en une phrase unique le principe moral de l’expérience d’une vie, une manifestation religieuse d’amour et d’affection dans ce cri : « Mes fidèles, embrassez-vous les uns les autres ! ». Et je meurs en toute tranquillité. Alors arrive le typographe pour imprimer mon testament où il oublie simplement un petit s. Ce qui va donc donner : « Mes fidèles, embrasez-vous les uns les autres ! », comme prônant à la place d’amour et de compréhension, le feu, la guerre et les ruisseaux de sang.

Un jour, dans un numéro de Vie Théâtrale, des écrivains ont raconté quelle a été la coquille la plus désagréable de leur vie.

Ils ont choisi le côté innocent de l’affaire, sans en faire un grand cas.

On a vu ci-dessus que la chose n’est pas si bénigne.

Si je publie le présent article, c’est parce que je me trouve encore sous l’effet d’un cauchemar dont je me suis réveillé cette nuit en sursaut.

J’ai rêvé d’être le correcteur d’une immense revue mondiale illustrée, responsable des textes que le rédacteur livre aux dessinateurs et aux photographes qui les illustreront. J’ai rêvé que je m’étais endormi sans avoir pu vérifier les textes remis, que les illustrateurs ont donc reçus truffés de coquilles, et l’on venait de me remettre le numéro de la revue tout frais sorti de l’imprimerie, avec les illustrations afférentes :

 

La vertu doit avoir des cornes (au lieu de bornes).

Les pompiers (pommiers) sont plantés sur tous les points du territoire.

Il s'est pendu (perdu) dans la forêt.

Pardonnez-moi, ô mon Dieu, de vous avoir enfoncé (offensé).

Pommade contre la chute des chevaux (cheveux).

Les plus grosses bêtes (têtes) de la ville se réunissent chaque soir au cercle.

 

Színházi Élet, 1931. n°8

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