Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MISS QUIMEPLAÎT
Épilogue
du concours
es bouillonnantes élections ont pris fin dans le
monde entier – habemus reginam
– soupire l’Europe avec soulagement. Les peuples et leurs
délégués, honorant la puissance de la beauté,
avaient préparé et sélectionné la matière
selon les villes et les pays pour le grand jury qui a installé sur son
trône, comme il se doit, l’idéal de beauté que tous
les hommes et toutes les femmes de l’Europe se doivent de
reconnaître et respecter humblement en 1931 – celle à
laquelle chacun doit conformer son goût, celle dont jaillit cette
année, comme de la source de
Elle possède la puissance et la gloire.
Celui qui ose la critiquer profane la beauté,
il est coupable de lèse-majesté, du délit de
blasphème envers la beauté sacrée.
Elle est la reine de beauté. Elle a des droits
de majesté. Elle peut tout se permettre. Elle peut être telle
qu’elle est. On ne peut pas l’obliger à respecter les lois
applicables aux femmes ordinaires. Elle n’est pas obligée
d’afficher un charmant sourire, de redresser ses sourcils,
d’apparaître devant de nouveaux jurys. Elle n’est même
plus obligée d’être belle. Ne suffit-il pas qu’elle
soit reine de beauté, faut-il encore qu’elle soit belle ?
Si donc, en épilogue de cette élection
mondiale, je prends quand même la parole, l’expression de mon
opinion personnelle ne se veut nullement une révolte contre la
constitution du Royaume de
Je les reconnais mais…
Je ne m’y soumets pas.
Je ne les reconnais pas comme obligatoires pour moi.
On ne m’a pas demandé mon avis.
Et moi je n’ai pas dit mon mot. Je les ai
laissés faire, sans y participer.
Je ne me révolte pas contre la reine. Je la
trouve belle. Je reconnais qu’elle est belle.
Mais la trouver belle ne peut pas me contraindre, sans
faillir à ma fidélité de sujet, à ce qu’elle
me plaise.
C’est différent. Question de droit de
l’individu. Droit du citoyen. Droit de l’homme masculin. Droit
inviolable de tous les sujets, à l’instar du meunier de Postdam
que même Frédéric le Grand a reconnu[1].
Je ne suis qu’un Frédéric le
petit, mais si je veux, elle peut ne pas me plaire. Elle ne me donne pas des
ordres. Je ne fomente pas une conspiration, je n’ai pas l’intention
de la déboulonner. Mais elle ne me donne pas des ordres.
Tout cela pour la raison qu’ils n’ont pas
tenu compte de ma fameuse thèse selon laquelle la valeur de toute décision et de tout avis est inversement
proportionnelle au nombre de ceux qui les ont formulés.
Il y a eu trop de jurys.
Insultant l’amour-propre de tout homme sain et
fier, les peseurs et examinateurs étaient trop nombreux.
Un homme ne peut concevoir son jugement sur la
beauté comme sûr, impartial et de valeur générale,
que si son jugement n’est pas supervisé par les autres hommes. Il
ne manquerait plus que ça. Que ça plaise à d’autres
autant qu’à moi. Merci bien. Alors ça ne me plaît
même plus à moi. Mon goût, je ne le partage avec personne.
Pas plus que l’objet de mon goût.
Qui est belle et qui ne l’est pas, je dois
être seul à le trouver, à le découvrir, à le
communiquer aux autres, les autres n’y connaissent rien.
Je n’aime pas qu’une femme apprenne d’un autre qu’elle est
belle. Ou d’un autre aussi.
Comment pourrait-elle alors croire en ma compétence particulière
et unique ?
Je notifie donc par la présente un avis
personnel.
Une élection séparée,
indépendante, autonome, unipersonnelle, dont je suis l’unique membre de l’unique jury.
Si ça me chante, j’élis tout
simplement Miss Quimeplaît,
la plus belle femme du monde hors concours, qui par la force de cette
distinction deviendra automatiquement l’autorité supérieure
et la maîtresse régente de la reine actuelle.
Miss Quimeplaît ?
La demoiselle qui me plaît ?
Baliverne ! La dame qui me plaît, la tata
qui me plaît et le tonton qui me plaît, et la vieille qui me
plaît et le vieux qui me plaît et le moineau et la petite souris
qui me plaisent, et tout ce que je trouve beau et attirant.
Ainsi par exemple Lilian
Gish[2] me plaît, mais Greta Garbo ne me plaît pas. Et si vous voulez, le sex-appeal de Marlène Dietrich ne me
plaît pas, justement parce qu’ils sont trop nombreux à faire
appel à son sexe. Ramón Novarro est
un gars bien bâti, mais Willy Forst
me plaît bien plus car dans ses expressions et ses gestes il y a quelque
chose d’humain et d’enfantin, de gêné et de retenu.
Joséphine Baker ne me plaît pas, en revanche la nuance blanc
argent et le regard brisé et frais de la tête chenue de Galsworthy
me plaît. Et je ne dis pas cela par partialité professionnelle,
parce que je n’aime pas par exemple la tête de Svengali[3] morne et suggestive d’Al Capone, en revanche j’aime beaucoup l’adorable petit
rire avec lequel cet enfant de dix ans vient de courir devant de moi pendant
que je médite sur ces choses.
La tête raffinée et sage de Freud me plaît beaucoup. Einstein ne me plaît pas, pas même
relativement. Je trouve le "beau" Voronoff
carrément laid et antipathique, il est trop "jeune" pour moi
– en revanche je trouve Buster
Keaton adorable dans sa gaucherie.
En fin de compte – je sais déjà
qui me plaît le plus au monde.
Après concertation avec moi-même et vote
secret j’ai prononcé ma sentence.
Elle est secrète.
Je ne suis pas assez fou pour vous la
révéler ! De peur que vous le remarquiez aussi !
Színházi Élet,
1931, n° 11.