Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

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MISS QUIMEPLAÎT

Épilogue du concours

32-Miss qui me plaït les bouillonnantes élections ont pris fin dans le monde entier – habemus reginam – soupire l’Europe avec soulagement. Les peuples et leurs délégués, honorant la puissance de la beauté, avaient préparé et sélectionné la matière selon les villes et les pays pour le grand jury qui a installé sur son trône, comme il se doit, l’idéal de beauté que tous les hommes et toutes les femmes de l’Europe se doivent de reconnaître et respecter humblement en 1931 – celle à laquelle chacun doit conformer son goût, celle dont jaillit cette année, comme de la source de la Perfection Féminine de notre temps, tout étalon et toute comparaison, auxquels rendent hommage l’armée et les officiers de la beauté : Miss Telpays et Miss Telpays, Miss Ceci et Miss Cela.

Elle possède la puissance et la gloire.

Celui qui ose la critiquer profane la beauté, il est coupable de lèse-majesté, du délit de blasphème envers la beauté sacrée.

Elle est la reine de beauté. Elle a des droits de majesté. Elle peut tout se permettre. Elle peut être telle qu’elle est. On ne peut pas l’obliger à respecter les lois applicables aux femmes ordinaires. Elle n’est pas obligée d’afficher un charmant sourire, de redresser ses sourcils, d’apparaître devant de nouveaux jurys. Elle n’est même plus obligée d’être belle. Ne suffit-il pas qu’elle soit reine de beauté, faut-il encore qu’elle soit belle ?

Si donc, en épilogue de cette élection mondiale, je prends quand même la parole, l’expression de mon opinion personnelle ne se veut nullement une révolte contre la constitution du Royaume de la Beauté. Je respecte les lois établies, même si je ne partage pas la politique esthétique de ses commissaires et députés qui ont promulgué ces lois.

Je les reconnais mais…

Je ne m’y soumets pas.

Je ne les reconnais pas comme obligatoires pour moi.

On ne m’a pas demandé mon avis.

Et moi je n’ai pas dit mon mot. Je les ai laissés faire, sans y participer.

Je ne me révolte pas contre la reine. Je la trouve belle. Je reconnais qu’elle est belle.

Mais la trouver belle ne peut pas me contraindre, sans faillir à ma fidélité de sujet, à ce qu’elle me plaise.

C’est différent. Question de droit de l’individu. Droit du citoyen. Droit de l’homme masculin. Droit inviolable de tous les sujets, à l’instar du meunier de Postdam que même Frédéric le Grand a reconnu[1].

Je ne suis qu’un Frédéric le petit, mais si je veux, elle peut ne pas me plaire. Elle ne me donne pas des ordres. Je ne fomente pas une conspiration, je n’ai pas l’intention de la déboulonner. Mais elle ne me donne pas des ordres.

Tout cela pour la raison qu’ils n’ont pas tenu compte de ma fameuse thèse selon laquelle la valeur de toute décision et de tout avis est inversement proportionnelle au nombre de ceux qui les ont formulés.

Il y a eu trop de jurys.

Insultant l’amour-propre de tout homme sain et fier, les peseurs et examinateurs étaient trop nombreux.

Un homme ne peut concevoir son jugement sur la beauté comme sûr, impartial et de valeur générale, que si son jugement n’est pas supervisé par les autres hommes. Il ne manquerait plus que ça. Que ça plaise à d’autres autant qu’à moi. Merci bien. Alors ça ne me plaît même plus à moi. Mon goût, je ne le partage avec personne. Pas plus que l’objet de mon goût.

Qui est belle et qui ne l’est pas, je dois être seul à le trouver, à le découvrir, à le communiquer aux autres, les autres n’y connaissent rien.

Je n’aime pas qu’une femme apprenne d’un autre qu’elle est belle. Ou d’un autre aussi. Comment pourrait-elle alors croire en ma compétence particulière et unique ?

Je notifie donc par la présente un avis personnel.

Une élection séparée, indépendante, autonome, unipersonnelle, dont je suis l’unique membre de l’unique jury.

Si ça me chante, j’élis tout simplement Miss Quimeplaît, la plus belle femme du monde hors concours, qui par la force de cette distinction deviendra automatiquement l’autorité supérieure et la maîtresse régente de la reine actuelle.

Miss Quimeplaît ? La demoiselle qui me plaît ?

Baliverne ! La dame qui me plaît, la tata qui me plaît et le tonton qui me plaît, et la vieille qui me plaît et le vieux qui me plaît et le moineau et la petite souris qui me plaisent, et tout ce que je trouve beau et attirant.

Ainsi par exemple Lilian Gish[2] me plaît, mais Greta Garbo ne me plaît pas. Et si vous  voulez, le sex-appeal de Marlène Dietrich ne me plaît pas, justement parce qu’ils sont trop nombreux à faire appel à son sexe. Ramón Novarro est un gars bien bâti, mais Willy Forst me plaît bien plus car dans ses expressions et ses gestes il y a quelque chose d’humain et d’enfantin, de gêné et de retenu.

Joséphine Baker ne me plaît pas, en revanche la nuance blanc argent et le regard brisé et frais de la tête chenue de Galsworthy me plaît. Et je ne dis pas cela par partialité professionnelle, parce que je n’aime pas par exemple la tête de Svengali[3] morne et suggestive d’Al Capone, en revanche j’aime beaucoup l’adorable petit rire avec lequel cet enfant de dix ans vient de courir devant de moi pendant que je médite sur ces choses.

La tête raffinée et sage de Freud me plaît beaucoup. Einstein ne me plaît pas, pas même relativement. Je trouve le "beau" Voronoff carrément laid et antipathique, il est trop "jeune" pour moi – en revanche je trouve Buster Keaton adorable dans sa gaucherie.

En fin de compte – je sais déjà qui me plaît le plus au monde.

Après concertation avec moi-même et vote secret j’ai prononcé ma sentence.

Elle est secrète.

Je ne suis pas assez fou pour vous la révéler ! De peur que vous le remarquiez aussi !

 

Színházi Élet, 1931, n° 11.

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[1] Un moulin à vent dans le Parc de Sans-Souci, que Frédéric II a renoncé à faire détruire.

[2] Lilian Gish (1883-1993). Actrice américaine, Ramón Novarro (1899-1968). Acteur mexicain

[3] Svengali : Personnage maléfique et manipulateur dans le roman Trilby de George du Maurier.