Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
VICTUAILLES
Une page sous
le signe d’Épicure
Un vieil ami à moi, chef cuisinier
d’un restaurant de renom, s’est installé l’autre jour
à ma table solitaire, et dans l’excitation du professionnel a
porté un regard soupçonneux autour de lui pour vérifier
s’il n’était pas entendu par des oreilles importunes :
il m’a appris que son grand projet était prêt du moment de
sa réalisation. Moi je l’avais déjà oublié
mais il était là pour me rappeler que j’avais
été à l’origine d’une découverte
gastronomique. En effet quelques années auparavant je lui avais
lancé comme accessoirement une idée : ne serait-il pas
possible de préparer la volaille d’une certaine façon (si
je reste aussi cachottier c’est parce qu’il m’a
demandé de ne pas divulguer l’affaire tant que le nouveau plat
n’est pas assez au point pour figurer sur sa carte). Apparemment avec ma
tête de profane j’avais fait mouche, j’avais résolu un
très ancien problème. Un mot de moi lancé à la
légère avait mis dans le mille de l’esprit
discipliné de cet artiste gastronome, ce grand savant de la cuisine, il
avait fécondé son imagination comme celle de Jenner ou de
Pasteur, les génies qui avaient été guidés sur la
voie d’une grande découverte par une expérience populaire
(sans même parler de Janet[1], prédécesseur de Sigmund
Freud, devant lequel c’est un de ses malades qui avait ouvert la porte de
la révolution de la psychanalyse). Depuis que l’idée avait
germé, elle avait tourmenté mon savant ami. Pendant qu’il
tournait ses roux, qu’il faisait dorer ses oignons, parfois même
pendant des nuits sans sommeil, cette nouvelle et merveilleuse
opportunité resurgissait devant lui. Il avait soigneusement
vérifié dans les livres mais n’avait trouvé nulle
part trace d’une expérience semblable – même le
célébrissime Brillat-Savarin, maître classique de tous les
cuisiniers, n’y avait jamais songé. Alors il se mit à
réfléchir, puis à faire des expériences. En
s’isolant dans un coin de la cuisine, devant son petit fourneau
personnel, au milieu de cornues et d’éprouvettes, de casseroles,
de crêpières, de passoires et de tamis, soulevant et soupesant
dans un long alignement de creusets à épices, il tournait,
mélangeait, faisait mijoter et rôtir, réglant
l’obéissante flamme bleue du gaz de son petit atelier,
tantôt minuscule pour qu’elle ne fasse que saisir un peu, tantôt
gigantesque pour qu’elle cuise la peau craquante tout en laissant les
muscles saignants ; après quoi il se remettait encore à
tourner, à mélanger, à goûter, en tâtant, les
yeux fermés, sur le bout et à la racine de sa langue les
sensations réagissant aux diverses préparations ; yeux et
oreilles fermés, excluant toute autre impression, concentrant ses sens
à l’harmonie du royaume dont les saveurs salées, amères,
sucrées et tant d’autres
(impossibles à exprimer dans notre langue si incompréhensiblement
pauvre en notions gastronomiques) sont tout autant des éléments
de base que le sont les sept nuances de l’arc-en-ciel dans le monde des
couleurs, ou les sept degrés de la gamme, la musique des sphères,
dans le monde de la musique.
Oui, c’est ainsi que travaillait ce génie
inspiré de la gastronomie, pour trouver dans l’harmonie des
saveurs le contrepoint de la grande
symphonie rêvée, sous forme, par exemple, d’une
procédure particulière de fumage – pour trouver parmi les
nuances des goûts ces couleurs complémentaires
que les peintres appellent valeur
– ou l’addition d’un peu plus ou d’un peu moins de sel,
piment ou estragon ; il fignolait dans son excitation la palette des
épices, et de temps à autre son cœur palpitait sous
l’emprise d’une idée effrontée, révolutionnaire
– que se passerait-il si, disons, je mêlais un peu de roquefort
à la sauce ?
Les mitrons et les sous-chefs haussaient les
épaules et regardaient bouche bée le Maître au travail qui
poussait parfois des jurons si une proportion dans une mixture ne
réussissait pas comme il le voulait. À d’autres moments il
faisait claquer sa langue avec satisfaction, quand son palais curieux
retrouvait la même saveur, celle qu’il avait rêvée pendant la nuit, dans son lit. Car il est
très probable qu’un tel artiste lit et crée de tête, selon la partition des saveurs, avec la seule imagination, sans
l’instrument des goûts, à l’instar de Beethoven qui
notait sur papier, loin du piano, ses pensées musicales, pour ensuite
les jouer et en expérimenter l’effet sur lui-même.
Et maintenant enfin, c’est ce qu’il est venu
me dire, l’œuvre est prête. Il ne manque plus que les derniers
coups de pinceau, quelques détails insignifiants : décider
si l’on doit servir accompagné de pommes de terre ou de
pâtes fraîches parsemées de persil haché. Le choix de
la garniture n’a pas plus d’importance que le souci du cadre avant
de remettre un tableau achevé.
Vers la fin mars, si tout va bien, le nouveau plat
figurera sur la carte du restaurant, prêt à une brillante
carrière, propre à séduire les palais du monde entier.
Et enfin, après avoir exposé tout cela,
mon excellent ami me demande pudiquement et gentiment la permission de baptiser
de mon nom cette nouvelle création.
Il souhaite par-là honorer le souvenir de celui
qui avait donné l’inspiration initiale.
Il compte immortaliser mon nom dans
l’œuvre, renonçant modestement à sa propre gloire.
Au premier instant je suis un peu interloqué.
Je crois que j’ai aussi rougi, non de ce grand honneur – je suis
envahi d’un sentiment trouble, pénible, plutôt de honte que
de joie.
C’est seulement plus tard, à la
réflexion, que j’ai réalisée quel complexe ancien, survivance de ma
jeunesse, de mes années d’étudiant, résidu de
l’esprit tordu d’une époque révolue, lointaine, a
résonné dans cette dérobade affectée : pourquoi
diable faudrait-il avoir honte si mon nom passe à la
postérité en tant qu’épithète d’une
bonne bouchée ?
Il est vrai qu’autrefois nous imaginions
autrement l’immortalité. Nous songions à la "victoire
de nos idéaux". « Que la victoire de mes idéaux
marque mon souvenir » - récitions-nous avec József
Eötvös[2], et nous avions devant nos yeux un vague
piédestal, avec des personnages symboliques représentant nos
chefs-d’œuvre.
Mais que ce "monument" ne soit ni en marbre,
ni en bronze, mais en tranches de viande entassées dans un plat de sauce
en guise de socle, même si cette œuvre d’art est
cerclée de délicieuses figurines artistiques sculptées en
pommes de terre ! Cette perspective était difficilement conciliable
avec l’idée de notre nom survivant à notre parcours
terrestre, l’idée de la gloire.
Pourtant, quelle sottise.
Ce n’est que pure illusion.
Le marbre tombe en poussière ou se brise, le
sable du désert recouvre les pyramides.
Il n’est pas certain que l’espèce
humaine continuera de rêver d’idéaux, de beautés et
de vérités aussi longtemps que Dieu et la nature le permettront
– en revanche il est tout à fait certain que le roi de tous les
désirs, seigneur plus puissant même que l’amour, sa
majesté l’Appétit nous accompagnera tout autant
jusqu’à la tombe qu’il a été le premier auprès
de notre berceau. Adam, au Paradis, pouvait s’intéresser aux
"principes vitaux" et autres plaisanteries : son dernier
descendant, l’Esquimau de la scène de l’Antarctique (de
Ce n’est pas une question de matière.
C’est une question de qualité.
La bonne matière nourrit assez longtemps la
mauvaise qualité – mais la qualité vraiment bonne,
même fabriquée en matière périssable, fait chaque
fois renaître sa matière : nous la fabriquons à
nouveau, parce que nous en avons de nouveau besoin. Le pain croustillant
n’est pas de pierre, mais de céréales – pourtant le
pain croustillant subsiste toujours, alors que Mammon dans la gorge duquel on
le jetait a disparu de notre globe.
Trimalcion au festin des gourmets d’il y a deux mille ans,
dont Pétrone a écrit l’histoire, relate un rôti avec
des poissons au miel et de la cervelle d’alouette. L’eau m’en
vient à la bouche chaque fois que j’y pense, et je me le ferai
préparer dès que je serai riche. En revanche, devant la copie de
Aussi, qui sait ce que nous prépare
l’avenir ? Ne nous dirigeons-nous pas vers le phalanstère, au seuil du monde de
l’égalité interprétée d’une
façon aussi terrifiante (toujours selon Madách) qui sera
bâti sur les principes de la pure utilité et qui ne fera pas de
différence entre nourriture et gastronomie, entre amour et
reproduction ?
Dans notre monde le souvenir du
chef-d’œuvre d’un meilleur cuisinier de notre siècle hélas individualiste peut encore
se sublimer en un idéal transcendant.
D’ores et déjà je soupçonne
que Chateaubriand à l’âme raffinée et enthousiaste,
en sirotant le nectar aux champs élyséens, n’a absolument
pas honte de nous évoquer ici-bas l’auteur des Martyrs par une certaine
délicieuse préparation de filet de bœuf. Et l’art
épicé de Ede Újházy[3], si le cinéma parlant n’a pas la chance
de le préserver de l’oubli, continuera de vivre de manière
indirecte dans l’arôme d’une soupe qui porte son nom (ce
n’est pas un hasard si c’est lui qui en a inventé la
recette).
Finalement, où réside la
différence essentielle ?
Est-ce que nous, poètes et artistes, ne
remuons, mijotons et dégustons par les couleurs, les mots et les
adjectifs, afin justement de transmettre et faire sentir à notre public
la saveur des choses, la saveur du baiser, la saveur du plat, la saveur de la
vie ?
Une forme de versification porte le nom
d’Anacréon – une autre, plus riche encore en épices
de rythmes et de rimes, de Pétrarque.
La forme comme le contenu clament dans ces
poèmes le plaisir de l’amour physique : la gloire du petit dieu ailé. Pourquoi ne
devrais-je pas être fier si une nouvelle création de poulet, cette petite volaille divine, clame en
mon nom un autre grand plaisir de la vie ?
S’il peut devenir mon sang, pourquoi ne
pourrait-il pas naître de mon sang ?
Prenez et mangez-en tous !
Pesti Napló, le 8 mars 1931.