Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

BOUQUET DE VIOLETTES

Réponse à une lettre émouvante

 

Chère Madame,

m’en voulez-vous pour la publicité donnée à cette lettre ? Je vous prie de ne pas m’en vouloir. J’aime le pain, mais mon pain, la lettre imprimée, ne me plaît pas toujours à moi non plus, en particulier à propos d’affaires privées.

Et s’il ne s’agissait que de moi, passe encore. Mais vous y êtes mêlée, en tant que Mademoiselle Mariska, et aussi en tant que Chère Madame, vous qui m’avez adressé la lettre que j’ai reçue ce matin. J’invoque pour excuse que si cette lettre m’est effectivement adressée, elle ne parle pas de moi, elle parle d’un petit garçon de cinq ans prénommé Frici qu’un monsieur sérieux et barbu avait conduit par la main au cours préparatoire, votre classe, de l’école de la rue Rottenbiller, en 1894. Vous écrivez que vous vous souvenez très bien de ce petit garçon maigrichon qui a pris place dans un banc en reniflant. Plus tard il s’est enhardi un peu, il se plaisait à l’école, il dessinait pendant les récréations, ses dessins étaient habiles, il les a même montrés dans le bureau du directeur où on avait prédit que cet enfant deviendrait peintre. Plus tard il vous arrivait parfois de le raccompagner, vous le teniez par la main au long de la rue Rottenbiller ; le petit garçon était taciturne, il préférait rêvasser ou observer distraitement les maisons. Mais un jour, un bel après-midi de printemps, il apparut qu’en secret il reconnaissait l’affection et la gentillesse que vous lui portiez : alors que vous expliquiez quelque chose à la classe, le petit Frici solitaire et renfermé a jailli de son banc, sauté près de vous sur l’estrade et de ses petites mains tachées d’encre il vous a tendu un bouquet de violettes. Voyant que vous, surprise et souriante devant cette explosion inattendue de galanterie, avez regardé un instant plus l’enfant que les fleurs, Frici s’est empourpré et s’est exclamé crânement : « c’était deux centimes ! ». Vous avez gentiment dit merci, caressé la tête de l’enfant et pensé en vous-même : « d’accord, mon petit, je te crois, c’était bien deux centimes ! ».

Madame, si parmi des milliers d’enfants vous vous rappelez celui-ci, c’est manifestement plus étonnant que pour moi me rappeler Mademoiselle Mariska, ma maîtresse de CP, le premier visage de femme tourné vers moi avec intérêt et curiosité après ma mère récemment décédée. Mais ce n’est pas de ma mémoire que je veux me vanter. Je veux exprimer mon bonheur que vous m’ayez donné l’occasion de vous relater enfin, trente-six ans après, l’histoire de ce bouquet de violettes, vous la relater, ou plutôt la compléter, puisque vous avez très bien senti le motif initial, seulement…

Comment vous dire cela ?

Comment le circonscrire avec les lettres dont vous nous avez appris l’usage ? Il est vrai que mes lettres joliment calligraphiées se sont déformées depuis que vous ne veillez plus sur elles – je n’oserais même plus vous les montrer, Dieu m’en garde, c’est sans doute pour cela que je vous envoie cette missive par le truchement d’un typographe devant qui je n’ai pas honte.

Pourtant cette pudeur étrange qui tournoyait en moi pendant que nous allions paisiblement la main dans la main rue Rottenbiller ne s’est pas encore tout à fait dénaturée. Ce que je sens, devine et croit, sur la vie, le monde, l’enfant, la femme, moi-même, sur le bien et le mal, sur la littérature et la politique, aujourd’hui encore vient au jour indirectement, le plus souvent, après bien des détours, à travers images et symboles : c’est pourquoi je ne suis devenu ni commerçant ni diplomate, bien que vous m’écriviez que j’étais bon autrefois non seulement en écriture mais aussi en calcul.

Mais ce n’est pas le seul secret que je dévoile pour la première fois trente-six ans plus tard, accompagné de ce bouquet de violettes.

Pourquoi renouez-vous ? J’aurais continué de me taire. Maintenant voilà, tout va être révélé, nous sommes tous les deux compromis. Mais je ne peux pas agir autrement, je ne peux pas laisser sécher sur moi votre soupçon compréhensible que je ne voulais ce jour-là que me vanter de mon abnégation, or…

 

Il me faut avouer non seulement en son nom à lui, mais aussi en mon nom, à quel point vous me plaisiez en ce temps-là, très chère Mademoiselle Mariska. Oui, vous me plaisiez, comme je vous le dis, de même que me plaisent les quelques choses qui sont dignes de plaire vraiment et innocemment, qui font du bien, comme le cadeau inattendu d’une vie jeune qui commence dans la douleur des cris maternels et les cris du nouveau-né. Car c’était un cadeau inattendu pour moi que dans ce morne bâtiment où, pleurnichard et renfrogné, je m’étais laissé traîner par mon père, je n’étais pas accueilli par la voix virile, dure, menaçante et éraillée que j’attendais et qui m’effrayait, mais par le sourire et la main caressante d’une jeune fille svelte et blonde aux pas légers. J’ai perçu alors et estimé sa gentillesse de la même façon que je l’estimerais encore trente-six ans et mille ans à compter d’aujourd’hui si la vie humaine ne se terminait pas aussi mal qu’elle a commencé. Je me rappelle bien comment, boudeur et les lèvres serrées mais me sentant déjà chez moi, j’ai cessé de pleurnicher, tel un moineau qui se débat mais fini par prendre place dans une paume de main douce et confortable. Un dessin à la craie remplissait mon ardoise et vous, Mademoiselle Mariska, quand mon père est parti, vous avez commencé par vous pencher et me demander si le dessin était fait par mon père. J’ai chuchoté les yeux baissés que non, c’était moi, et vous avez hoché la tête avec une reconnaissance incrédule et vous m’avez alors invité au tableau. Vous m’avez soulevé et posé sur l’estrade, vous avez invité les autres garçons à me suggérer des sujets – et moi je dessinais à la craie ce qu’ils disaient. Les garçons riaient et applaudissaient, moi j’étais là, debout, seul sur l’estrade, ébahi et heureux que cela fût possible, et vous, au pied de l’estrade, riiez, heureuse aussi, telle un imprésario fier de son protégé.

Ce fut ma première leçon à l’école. Grâce à vous j’ai connu simultanément deux choses à la première heure de mon admission dans la "société" : la possibilité pour un homme de lutter pour le succès et la reconnaissance, devant le public et la foule, du haut de l’estrade – et puis la féminité vraie et bénie, si rare, elle se perd, qui n’entrave pas d’une sévérité égoïste, mais plutôt aide et soutient "l’homme" avec bonheur et joie dans cette lutte féconde.

Et maintenant je peux enfin vous dire pourquoi j’étais morose et taciturne en marchant de mes petits pas à vos côtés au pied des briques rouges de l’Institut Vétérinaire (chacune des pierres de cette rue cent fois longée s’est gravée en moi !). De quoi aurais-je pu parler, à vous qui ne connaissiez pas l’épopée héroïque des Fourmis Rouges et des Fourmis Noires dont je tissais le feuilleton en moi en allant à l’école et en en revenant, sautillant distraitement, les oreilles empourprées ! Comment auriez-vous pu savoir qui serait un jour Roi et Empereur des Fourmis, infiniment fort, infiniment puissant et pourtant infiniment bienveillant, qui marquerait le début d’une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité, une nouvelle histoire… Un chef-d’œuvre trois cents fois plus grand que l’histoire de Robinson Crusoé à couverture rouge !

Mais là, dans la rue, vous auriez dû sentir à qui j’avais destiné le rôle de la reine au côté de ce puissant roi.

Chère Madame, très vraisemblablement vous êtes aujourd’hui une épouse et peut-être une mère heureuse. Je n’ai pas l’honneur de connaître votre époux. Mais puisque la serrure d’un vieux roman depuis longtemps oublié s’est ouverte – qu’il apprenne la vérité que même vous ignoriez.

Quant à moi, en ce jour de printemps avec cette histoire de violettes, après une longue hésitation virile et une longue réflexion que j’ai menées accompagnées des sautillements convenables, les oreilles empourprées, dans la rue – j’avais décidé comme il se doit de vous proposer ma main et la moitié de mon royaume, c’est-à-dire de vous prendre pour femme dès que j’aurai grandi.

Je ne voulais pas vous le dire aussitôt. Je pensais qu’il suffirait de vous envoyer des signes en langage des fleurs.

Maintenant vous le savez.

Je ne suis pas devenu l’empereur ni des fourmis, ni d’autres foules encore plus subalternes – même en matière de florins je n’ai aucune raison de mépriser les centimes.

Mais ce jour-là, l’annonce boudeuse du prix du bouquet de violettes ne signifiait nullement que j’estimais le montant trop élevé.

C’était l’orgueil gauche, rougissant du petit garçon amoureux de sa maîtresse – dans la crainte d’un refus, je voulais minorer l’importance de la chose.

« Seulement deux centimes… » Je voulais dire : pourquoi pourriez-vous ne pas l’accepter ?

 

Et je sens que maintenant non plus je ne peux pas faire autre chose… Vous vous référez dans votre lettre à « mon temps qui est précieux ». Le temps c’est de l’argent. Acceptez de bonne grâce que je vous prenne ce temps de quelques centimes pour la lecture de ma lettre, moi, un de vos anciens élèves que, comprenant mal sa parole écrite, certains accusent de mépris ironique de la vie, voire de mépriser les femmes, et qui vous avoue sans hésiter à quel point il est fier que ce soit une faible main de femme qui lui a appris l’écriture.

 

Pesti Napló, le 15 mars 1931.

Article suivant paru dans Pesti Napló