Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ALLER CHEZ LE MÉDECIN ?

3-Chez le médecin le présent article étant une dissertation, en langage profane un article scientifique, je compte sur l’attention sérieuse de la société des médecins et de la société des malades, en d’autres termes des autres peuples, pour bien réfléchir sur les considérations étiologiques, symptomatologiques, diagnostiques, socio-pathologiques, sans négliger de peser l’aspect endopatholo-psychosomatico-numismatique de la question.

Article scientifique par lequel je veux démontrer que je n’ai donc nullement l’intention de me confier au véhicule capricieux, sautillant et rhapsodique, mais en tout cas non fiable de l’imagination, j’ai choisi le traitement strictement méthodique qui suit sa route obstinément, même s’il se permet quelques détours.

L’objet que je traite : pourquoi l’homme ne va pas voir le médecin ?

Je divise la tâche à ausculter en deux parties. Je soulève la question "sous des formes générales et spécialisées", de façon à étudier d’abord les points de vue généraux, et ensuite partiels, les uns à la suite les autres, ou si vous préférez, les uns avant les autres, ce qui du point de vue strictement scientifique n’est pas très différent.

Après élimination soigneuse de mes expériences et mes observations cliniques, de même que mes réflexions de nature subjective et la littérature afférente, je suis parvenu à la conviction que

 

en général

 

je ne vais pas voir le médecin parce que :

j’aurais dû y aller depuis longtemps mais je l’ai toujours repoussé,

que dira-t-il en voyant que j’ai négligé la chose,

je risque de subir un prêche moral, alors que c’est mon ventre qui me fait mal et non mes mœurs –

parce que j’ai peur que le médecin prenne la chose plus au sérieux que moi, qu’il veuille me faire peur et qu’il veuille me déshabituer de tout un tas de choses, vu que pour lui c’est ma maladie qui importe, et à moi c’est ma santé –

parce que l’un dans l’autre je coexiste très bien avec ma maladie, alors que lui en veut à ma maladie plus qu’il n’aime ma santé, et il est prêt à sacrifier cette dernière pour mieux ruiner la première –

parce que tout compte fait j’ai appris à aimer ma maladie, j’en ai besoin comme excuse devant moi-même et les autres, pour paresser (un homme adulte ne peut accéder à un peu de tendresse et d’affection que s’il est malade) et on peut craindre que le traitement médical mine ma maladie –

parce qu’à moi tout m’est égal, car je crois en ma nature particulière, privée –

parce que je ne fais plus confiance à mon ancien médecin vu que nous sommes devenus des amis, et il m’a avoué en toute confiance qu’il souffre du même mal, mais il s’en fiche – en revanche, justement parce que nous sommes devenus très amis, j’ai peur de le vexer si je vais voir un autre médecin –

parce que de cette façon je prends plus à cœur l’honneur du corps médical que les médecins eux-mêmes, pourtant c’est leur affaire –

parce que tout le monde me pousse à aller consulter –

parce que le médecin m’a dit de ne pas y aller. En effet, à moi, homme intelligent, il peut m’avouer que dans cette affaire les médecins ne peuvent rien, et tout qu’ils font n’est que de la frime –

parce qu’un profane m’a dit que dans ce domaine on dispose de magnifiques résultats –

parce que j’ai une connaissance nommée Skurek, il est marchand de meubles, ce qui n’est pas médecin, mais je suis persuadé qu’il sait tout mieux que les professeurs, et après une bonne causette avec lui je me sens rassuré –

parce qu’en tant qu’homme je n’aime pas qu’on me traite comme un enfant –

parce qu’en tant que femme je n’aime pas qu’on me traite comme un adulte –

parce qu’en tant qu’homme je n’aime pas qu’on me berne et on me mente –

parce qu’en tant que femme je n’aime pas qu’on me dise la vérité –

parce que je suis incertain en matière d’honoraires, le médecin ne les chiffre pas clairement, et je ne cesse pas d’y penser pendant qu’il m’ausculte, cela fait monter mon pouls, la maladie paraît plus grave, et ça me coûtera plus cher, ce qui fait encore monter mon pouls, et ainsi de suite –

parce qu’il existe des proverbes en ce monde tels que : « il n’existe aucun remède contre la mort », et « des saints désintéressés, ça n’existe pas », ou « faire de nécessité vertu », et d’autres encore, sans parler des blagues sur les médecins –

parce que j’entends tout le temps que tout homme cultivé fréquente les médecins, ce qui éveille en moi le soupçon que les autres ont fait médecine – et enfin

parce que je vais très bien, pourquoi diable irais-je voir le médecin ?

 

Et en particulier

 

je ne vais pas voir l’otorhino parce qu’il m’enfonce toutes sortes de longs objets dans les narines, et au lieu de reconnaître que c’est désagréable, il n’arrête pas ses railleries comme s’il trouvait incompréhensible cette expression de faiblesse, alors que tout le monde sait que c’est une partie de plaisir –

je ne vais pas voir le chirurgien parce qu’il me rabâche tout le temps de ne pas avoir peur, alors que la peur est ma seule consolation – et il prétend aussi que ça ne fera pas mal alors que ça fait mal, plutôt que me dire que ça fera mal alors qu’il ne me fera pas mal –

je ne vais pas chez le dentiste parce que j’y vais quand même mais dès sa salle d’attente le mal passe et je me dis que j’irai plus tôt demain, mais pas chez celui-ci, chez cet autre qui ne rallonge pas les traitements pendant un an quand les honoraires sont déjà si élevés qu’on aura de quoi mastiquer mais rien à se mettre sous la dent –

je ne vais pas voir le radiologue parce qu’il voit mon squelette et mon foie et mes reins, mais il ne voit pas mon manteau, et ainsi il ne voit pas qu’il me doit le respect –

je ne vais pas chez l’urologue car ce sont souvent des blagueurs qui disent des choses qui n’ont rien à voir concernant ma vie privée, et expriment aussi des avis sur mon corps, tout comme le tailleur qui sous prétexte de prendre des mesures critique ma morphologie –

je ne vais pas voir le gastro-entérologue car ce sont souvent des hommes trop sérieux qui n’admettent aucun débat, qui veulent toujours tout mieux savoir que moi, et refusent de comprendre qu’on a envie de suspendre son régime pour la durée du déjeuner et du dîner, à condition de le respecter par ailleurs –

je ne vais pas chez le neurologue car le jour où j’ai rendez-vous je me trouve trop nerveux, et dans cet état je supporterais mal le médecin, et enfin

je ne vais pas chez le psychanalyste parce qu’il ne fait rien d’autre pendant trois semaines qu’analyser pourquoi je ne veux pas aller voir un psychanalyste, comme le vieil instituteur qui a dit un jour à Móricka : Móricka, warum bist du nicht gekommt ?[1] à quoi Móricka, indigné, peut répondre à juste titre : Herr Lehrer, ich bin doch da !

 

Pesti Napló, le 6 janvier 1931.

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[1] Toto, pourquoi tu n’es pas venu ? – Mais Maître, je suis là !