Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ALLER CHEZ LE
MÉDECIN ?
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présent article étant une dissertation, en langage profane un
article scientifique, je compte sur l’attention sérieuse de la
société des médecins et de la société des
malades, en d’autres termes des autres peuples, pour bien
réfléchir sur les considérations étiologiques,
symptomatologiques, diagnostiques, socio-pathologiques, sans négliger de
peser l’aspect endopatholo-psychosomatico-numismatique
de la question.
Article scientifique par lequel je veux
démontrer que je n’ai donc nullement l’intention de me
confier au véhicule capricieux, sautillant et rhapsodique, mais en tout
cas non fiable de l’imagination, j’ai choisi le traitement
strictement méthodique qui suit sa route obstinément, même
s’il se permet quelques détours.
L’objet que je traite : pourquoi
l’homme ne va pas voir le médecin ?
Je divise la tâche à ausculter en deux
parties. Je soulève la question "sous des formes
générales et spécialisées", de façon
à étudier d’abord les points de vue généraux,
et ensuite partiels, les uns à la suite les autres, ou si vous
préférez, les uns avant les autres, ce qui du point de vue
strictement scientifique n’est pas très différent.
Après élimination soigneuse de mes
expériences et mes observations cliniques, de même que mes réflexions
de nature subjective et la littérature afférente, je suis parvenu
à la conviction que
en général
je ne vais pas
voir le médecin parce que :
j’aurais dû y aller depuis longtemps mais je l’ai
toujours repoussé,
que dira-t-il en voyant que j’ai négligé
la chose,
je risque de
subir un prêche moral, alors que c’est mon ventre qui me fait mal
et non mes mœurs –
parce que j’ai peur que le médecin prenne la
chose plus au sérieux que moi, qu’il veuille me faire peur et
qu’il veuille me déshabituer de tout un tas de choses, vu que pour
lui c’est ma maladie qui importe, et à moi c’est ma
santé –
parce que l’un dans l’autre je coexiste
très bien avec ma maladie, alors que lui en veut à ma maladie
plus qu’il n’aime ma santé, et il est prêt à
sacrifier cette dernière pour mieux ruiner la
première –
parce que tout compte fait j’ai appris à aimer
ma maladie, j’en ai besoin comme excuse devant moi-même et les
autres, pour paresser (un homme adulte ne peut accéder à un peu
de tendresse et d’affection que s’il est malade) et on peut
craindre que le traitement médical mine ma maladie –
parce qu’à moi tout m’est égal,
car je crois en ma nature particulière, privée –
parce que je ne fais plus confiance à mon ancien
médecin vu que nous sommes devenus des amis, et il m’a avoué
en toute confiance qu’il souffre du même mal, mais il s’en
fiche – en revanche, justement parce que nous sommes devenus très
amis, j’ai peur de le vexer si je vais voir un autre médecin –
parce que de cette façon je prends plus à
cœur l’honneur du corps médical que les médecins
eux-mêmes, pourtant c’est leur affaire –
parce que tout le monde me pousse à aller
consulter –
parce que le médecin m’a dit de ne pas y
aller. En effet, à moi, homme intelligent, il peut m’avouer que
dans cette affaire les médecins ne peuvent rien, et tout qu’ils
font n’est que de la frime –
parce qu’un profane m’a dit que dans ce domaine
on dispose de magnifiques résultats –
parce que j’ai une connaissance nommée Skurek, il est marchand de meubles, ce qui n’est pas
médecin, mais je suis persuadé qu’il sait tout mieux que
les professeurs, et après une bonne causette avec lui je me sens
rassuré –
parce qu’en tant qu’homme je n’aime pas
qu’on me traite comme un enfant –
parce qu’en tant que femme je n’aime pas
qu’on me traite comme un adulte –
parce qu’en tant qu’homme je n’aime pas
qu’on me berne et on me mente –
parce qu’en tant que femme je n’aime pas
qu’on me dise la vérité –
parce que je suis incertain en matière
d’honoraires, le médecin ne les chiffre pas clairement, et je ne
cesse pas d’y penser pendant qu’il m’ausculte, cela fait
monter mon pouls, la maladie paraît plus grave, et ça me
coûtera plus cher, ce qui fait encore monter mon pouls, et ainsi de
suite –
parce qu’il existe des proverbes en ce monde tels
que : « il n’existe aucun remède contre la
mort », et « des saints
désintéressés, ça n’existe pas »,
ou « faire de nécessité vertu », et
d’autres encore, sans parler des blagues sur les
médecins –
parce que j’entends tout le temps que tout homme
cultivé fréquente les médecins, ce qui éveille en
moi le soupçon que les autres ont fait
médecine – et enfin
parce que je vais très bien, pourquoi diable
irais-je voir le médecin ?
Et en particulier
je ne vais pas
voir l’otorhino parce
qu’il m’enfonce toutes sortes de longs objets dans les narines, et
au lieu de reconnaître que c’est désagréable, il
n’arrête pas ses railleries comme s’il trouvait
incompréhensible cette expression de faiblesse, alors que tout le monde sait
que c’est une partie de plaisir –
je ne vais pas voir le chirurgien parce qu’il me rabâche tout le temps de
ne pas avoir peur, alors que la peur est ma seule consolation – et il
prétend aussi que ça ne fera pas mal alors que ça fait
mal, plutôt que me dire que ça fera mal alors qu’il ne me
fera pas mal –
je ne vais pas
chez le dentiste parce que j’y
vais quand même mais dès sa salle d’attente le mal passe et
je me dis que j’irai plus tôt demain, mais pas chez celui-ci, chez
cet autre qui ne rallonge pas les traitements pendant un an quand les honoraires
sont déjà si élevés qu’on aura de quoi
mastiquer mais rien à se mettre sous la dent –
je ne vais pas
voir le radiologue parce qu’il
voit mon squelette et mon foie et mes reins, mais il ne voit pas mon manteau,
et ainsi il ne voit pas qu’il me doit le respect –
je ne vais pas
chez l’urologue car ce sont
souvent des blagueurs qui disent des choses qui n’ont rien à voir
concernant ma vie privée, et expriment aussi des avis sur mon corps,
tout comme le tailleur qui sous prétexte de prendre des mesures critique
ma morphologie –
je ne vais pas
voir le gastro-entérologue car
ce sont souvent des hommes trop sérieux qui n’admettent aucun
débat, qui veulent toujours tout mieux savoir que moi, et refusent de
comprendre qu’on a envie de suspendre son régime pour la
durée du déjeuner et du dîner, à condition de le
respecter par ailleurs –
je ne vais pas
chez le neurologue car le jour
où j’ai rendez-vous je me trouve trop nerveux, et dans cet
état je supporterais mal le médecin, et enfin
je ne vais pas chez le psychanalyste parce qu’il ne fait rien d’autre
pendant trois semaines qu’analyser pourquoi je ne veux pas aller voir un
psychanalyste, comme le vieil instituteur qui a dit un jour à Móricka : Móricka,
warum bist du nicht gekommt ?[1] à quoi Móricka,
indigné, peut répondre à juste titre : Herr Lehrer, ich bin doch da !
Pesti Napló, le 6 janvier 1931.