Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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KRISHNAMURTI[1]

Tête à tête avec le prophète

4-Krishnamurti loyons objectifs, et reconnaissons au moins que sa situation est difficile. Être un prophète au sens de deux voire quatre fois mille ans vers le milieu du vingtième siècle et particulièrement en Europe, mène soit à un four total, soit à un succès complet, il n’y a pas de troisième possibilité. Pourtant c’est justement seulement dans le cadre d’un troisième cas que notre époque rend possible la survie misérable dans le système de la vie intellectuelle et physique qui dépérit du haut vers le bas et qui étouffe du bas vers le haut. Un prophète ne peut pas être noté, un prophète ne peut pas être ligoté à des hypothèses, on ne peut pas reconnaître en lui des qualités et des lacunes, je ne peux pas le qualifier d’assez bon prophète, de prophète hautement intelligent, de prophète débutant, de prophète doué qui s’il persévère peut devenir avec le temps un prophète presque excellent, il peut faire carrière. Ou bien je le reconnais en tant que prophète et alors je dois me prosterner devant lui, délaisser femme et enfants pour le suivre, ou bien je ne le reconnais pas et alors je suis contraint de le qualifier de fou à lier ou dans le meilleur cas d’escroc insolent.

À Budapest l’opinion publique penchait généralement vers cette dernière opinion à propos du pauvre petit Krishna. Il est venu au mauvais moment, tout le monde est désespéré par le mauvais état des choses, les perspectives encore plus mauvaises, les promesses de rachat et de rédemption non tenues et les menaces bien tenues – que diable vient-il bêler ici celui-là sur le catéchisme, sur de prétendues vérités ultimes qu’il faut acquérir sur la base d’un « mein System », avec des exercices spirituels menés chaque matin pendant dix minutes – qui a du temps à gaspiller pour ça, en des temps aussi difficiles ? Puis, l’appartement au Grand Hôtel, l’armée des secrétaires, les démonstrations ostentatoires, ont aussi nui à son autorité – si c’est un prophète, dit le bon Budapestois, qu’il aille dans la Puszta paître un troupeau de zèbres.

La conférence a été annulée. Peut-être non seulement parce que le jeune Hindou aux nerfs délicats aurait souffert d’une crise de foie. L’estomac psychique non plus ne devait pas tourner rond (puisqu’on peut parler d’yeux de l’âme, pourquoi n’aurions-nous pas d’yeux à nos autres organes aussi ?) – le prophète, bien qu’il ne lise pas les journaux, a eu vent de quelque chose.

Et si ceci est vrai, c’est tout en son honneur. Cela témoigne de bon goût, de sensibilité et de distinction. Et le soupçon que toutes ces capacités n’ont à voir avec aucune prophétie, a suffi pour éveiller ma curiosité pour l’académie des sciences de la rédemption de mon excellent confrère, où l’étudiant en théorie que je suis a coutume de traiter les praticiens avec une certaine circonspection.

 

L’étrangeté de cet Hindou réside principalement dans sa chevelure. Ce bizarre couvre-chef nuit noire, d’une seule pièce, prête un caractère cérémonial à sa silhouette élancée, il porte une couronne naturelle comme le lion ou la huppe.

Mais il a vraiment de beaux yeux. Deux flammes tristes, lumignons sur l’huile foncée du visage – et ces flammes s’allongent et retombent à chaque mot pendant qu’il parle. Et ce beau nez droit et ce menton ovale et tout son corps fragile. Un phénomène aristocratique, au sens le plus archaïque : un bel animal.

Je l’assure que je connais grosso modo ses "enseignements", et je ne le contraindrai pas à des répétitions par des questions ennuyeuses. Pour entrer tout de même dans son monde intellectuel, je cite poliment une de ses "pensées" tolérablement artistique, et je fais semblant de vouloir la disputer. Il s’agit de la peur en tant que ressort central de notre psychisme – (un de mes sujets favoris de toujours).

Il tire sa chaise si près de la mienne qu’au premier instant j’esquisse un mouvement de recul par inconfort. Puis, une demi-minute plus tard, je reconnais le but et l’origine simples et charmants de ce geste : les petits enfants ont aussi l’habitude de pousser leur tabouret près de nos jambes quand ils veulent entendre ou dire un conte.

Et c’est de la même façon qu’il me regarde dans les yeux. De si près, avec autant de curiosité et d’encouragement, avec presque la liesse (du petit enfant) du grand événement : maintenant nous parlerons tous les deux entre nous, nous apprendrons l’un de l’autre quelque chose de nouveau.

J’ai du mal à dissimuler un sourire, si bien je connais cette exultation. C’est l’enfant et – pardonnez-moi – le jeune chiot qui ont l’habitude de "discuter" ainsi avec l’homme.

Je vous jure que c’est touchant.

Ce charmant, infantile, heureux et naïf jeune homme qui depuis quinze ans ne fait rien d’autre que "discuter" et causer, non seulement n’est parvenu à une saturation ni n’est devenu maniéré dans ses permanents échanges intellectuels, toujours semblables, et toujours autour des mêmes sujets, mais la chose l’amuse manifestement de plus en plus, il y investit de plus en plus de fraîcheur et de curiosité.

Non, ce n’est pas du théâtre, ça ne se fait pas – ça n’aurait pas de sens, ça n’en vaudrait pas la peine, ce serait inadéquat et non pertinent, justement de son point de vue "de prophète", de jouer la comédie.

Il est sincère.

Ce jeune homme discute par curiosité, il est curieux de l’issue de la conversation.

C’est à peine croyable.

Serait-il d’intelligence limitée ? Un peu stupide ?

Voudrait-il dissimuler… Ou réellement ignore-t-il, ou refuse-t-il de croire – ce que nous, adultes, savons déjà ?

Que… rien ne pourra sortir d’une simple conversation ?

 

Il me trouble.

Mais oui, il me trouble, et je fais aussi semblant de croire possible qu’ici, maintenant, à nous deux, ab ovo, nous déchiffrerons l’énigme du monde.

Plutôt qu’exprimer ce que je pense, je dis péniblement des phrases comme :

- Oui… C’est vrai que même dans le bonheur ordinaire nous recherchons la vérité… Il paraît vraisemblable que si nous y parvenons directement, le bonheur au sens ordinaire devient superflu…

Il me regarde extatiquement dans les yeux, dans un flamboiement dilaté, comme s’il voulait m’avaler d’un trait de ses yeux. Il me pétrit les genoux, avec impatience, son corps est pris de convulsions, il acquiesce fiévreusement.

- Oui… oui… attendez un peu !

Il fait un demi-tour latéral, arrondit ses lèvres, fronce les sourcils, réfléchit profondément comme un petit écolier qui doit répondre à une question d’algèbre.

Ensuite ses lumignons s’enflamment.

Ça y est !

De nouveau il vient plus près.

Être heureux est équivalent d’être présent – explique-t-il en détachant les syllabes. – Seul celui qui est présent dans sa vie peut connaître lui-même et la vie !

Je le regarde avec effarement, lui, il applaudit, recule la tête, rit à gorge déployée, ses rangées de dents d’une blancheur invraisemblable étincellent.

Il est enchanté !

Il l’a déchiffrée ! Il l’a déchiffrée !

J’ai le sentiment incertain de ne pas pouvoir résister si l’instant suivant il m’invite à danser, dans notre exultation commune d’avoir réglé ce problème une fois pour toutes.

 

Une chose est certaine, je l’affirme fermement, je l’affirme et je l’assume : ce jeune homme est de bonne foi, il n’a rien d’un escroc ou d’un aventurier. Son échelle peut être erronée, son bilan ne l’est certainement pas. Il vend sa peau à l’encan, il bâtit ses pensées avec ses propres notions, il ne jongle pas avec les mots en se fiant au hasard comme le joueur aux dés – il est fermement convaincu que les tenants et aboutissants qu’il croit avoir trouvés entre nous seront justifiés dans la réalité. Il réfléchit au sens enfantin et humain du mot.

Le résultat reste un peu faible.

Relativement.

Par rapport au but qu’il voulait atteindre avec ses pensées.

Ainsi pour moi que ni succès mondial, ni échec pitoyable n’éclaircissent dans la reconnaissance d’un phénomène, sinon mes deux yeux, il ne me reste pas autre chose à faire que le mettre à sa place dans une lignée hiérarchique où il y a aussi des plus minables et des bien plus éminents que lui.

Le plus grand flamboiement, le paroxysme de la bonne foi et de la sincérité ne brise pas, ne fait pas fondre la dure noix de la Vérité, fiston Krishna, il faut autre chose pour cela. Comme je le vois dans tes écrits, tu n’ignores pas la clé miraculeuse, ouvrant toutes les serrures, le doute – mais où en es-tu encore du véritable doute, où en es-tu des déceptions qui conduisent jusqu’au doute, sur la voie sinueuse ?

Que tu n’aies pas encore perdu la foi en toi-même, on peut le comprendre – mais tu aurais dû au moins perdre déjà la foi dans tes adeptes.

N’as-tu pas remarqué à quel point il leur est égal que tu aies découvert pour eux la Pierre Philosophale, l’élixir de vie, ou l’eau tiède, s’ils veulent absolument être tes adeptes exaltés ?

Pourtant, c’est de l’eau tiède, mon garçon, c’est surtout de l’eau tiède : une dixième copie, falsification de Vin qui a jadis fermenté dans le bac de moût des authentiques chercheurs de la vérité.

Le vin et le pain vivant que le prophète offrait deux mille ans auparavant enivrent nombre de gens aujourd’hui encore : la vieille loi avait qualifié de menu changement sa découverte universelle. Alors que toi, fiston, tu parles de piécettes de mosaïques réorganisées, déplacées, comme si tu avais posé les fondements d’un nouveau système solaire.

Comme devoir d’écolier, ce qu’on a "noté" de tes pensées serait tout à fait louable.

Cela ferait assez bon effet également dans les colonnes d’une nouvelle gazette littéraire enthousiaste qui démarre.

Mais en tant que prophétie ? La rédemption du monde ?

Krishna, Krishna !

 

Ah oui, je voulais encore ajouter que dans un de tes poèmes (dans la mesure où je peux le juger en traduction) se trouve un vers vraiment raffiné.

Si je savais prophétiser la différence, je dirais à quel point ce vers unique vaut plus que tout le Nouveau Testament que tu as découvert !

 

Pesti Napló, le 11 janvier 1931.

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[1] Jiddu Krishnamurti (1895-1986). Philosophe d'origine indienne promoteur d'une éducation alternative.