Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

Le Zeppelin

 

Je prends le Zeppelin

De Frigyes Karinthy à bord du Zeppelin

Machiniste au cube

Lac de Constance, Neandertal de l’homme-oiseau

 

JE PRENDS LE ZEPPELIN

Auto-interview

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33-Zeppelin l0e me rends à Friedrichshafen, dans le but de repartir de là aussitôt à Budapest, sans avoir la moindre chose à voir où à faire à Friedrichshafen, et sans nourrir la moindre curiosité pour le paysage inhospitalier de Friedrichshafen.

N’est-ce pas une énigme ?

Dans deux ans on me demanderait si j’ai perdu la tête pour aller dans un endroit où je n’ai rien à faire, rien que pour faire demi-tour et revenir.

La même entreprise aujourd’hui n’est que la variante inversée du célèbre adage jésuite : le moyen justifie les fins.

Le moyen, en effet, pour revenir est celui du Comte Zeppelin, l’excellent aéronef. Je m’y rends pour revenir à bord du Zeppelin.

Je l’ai vu une fois, juste un instant. Au-dessus de Budapest. Je peux qualifier cela de rencontre éphémère. Le Comte Zeppelin était pressé. Mais découvrir et aimer cette œuvre magnifique du courage et de l’imagination allemands fut l’œuvre du même instant – d’emblée j’eus envie de sauter à son bord et de regarder moi-même depuis le haut, j’étais sous le charme, bavant d’envie d’y monter.

Cet ancien désir est sur le point de s’accomplir grâce à l’aimable invitation du groupe Az Est. Si nous avons la chance d’arriver sans dommage, j’aimerais tant être parmi ceux qui applaudiront avec admiration ma fière descente du ciel, sur l’île de Csepel, mais je ne vois pas comment.

Cela gâche un peu mon plaisir.

Qu’on ne puisse être qu’à un seul endroit à la fois.

Ou en haut, ou en bas.

D’ailleurs moi, ancien amateur des impressions reçues du ciel, je piaffe d’impatience avant ce voyage si particulier et toutes les émotions qui m’attendent.

La seule chose qui est dommage est que je ne sais comment (la malédiction de la célébrité ! – remarquera poliment le lecteur, ce que modestement je refuse), la nouvelle s’est déjà répandue que je voyagerai en Zeppelin.

Monsieur Kovács m’aperçoit de l’autre côté de la rue et il n’hésite pas à traverser.

- Bonjour, bonjour, j’apprends que vous allez revenir en Zeppelin à Pest ! C’est une chance que nous nous rencontrions, j’ai justement pensé vous téléphoner demain matin : n’oubliez pas un plaid bien chaud, car à six mille mètres d’altitude il fera un froid de chien au-dessus des Alpes ! Le mieux est encore de revêtir des lainages sous la chemise et un pull-over par-dessus, il y en a qui ne supportent pas… ça dépend, est-ce que vous suez beaucoup ?

Un ami qui me veut du bien, un représentant en cigarettes, me tape sur l’épaule au café.

- Dites, vous avez un estomac solidement accroché ? Parce que s’il vient un coup de vent, il fait pirouetter ce ballon, la tête en bas, comme ça, il se pourrait que le p’tit-déj se retourne dans le ventre du scribouillard nerveux que vous êtes. Bon, pas de panique, levez seulement la tête de cette façon, vous voyez, et regardez toujours vers le haut, c’est efficace ! Au fait, je viens de recevoir des cigarillos égyptiens…

Monsieur Barta, apparemment également expert en aéronef, me prend à part.

- Une seule chose est très importante, tout le reste est accessoire. Avant le départ, observez bien quel côté de la carlingue se tient plus bas que l’autre. Parce que si c’est le côté gauche, cela signifie que le ballon est gonflé d’hélium pur – moi je me sauverais aussitôt s’il n’était pas gonflé à l’hélium pur.

Ce qui est étonnant dans cette histoire c’est qu’à ma connaissance sur les deux milliards d’hommes du globe terrestre, tout au plus une centaine sont déjà montés en Zeppelin (et parmi les Hongrois je serai carrément le premier), et pourtant ici à Budapest tant de gens me distribuent des conseils avec un air supérieur sur le comportement à tenir durant le voyage, on dirait qu’ils sont nés à bord.

Quand ils étaient petits ils étaient privés de dessert sur le Zeppelin autour de la Terre, s’ils ne me donnaient pas de conseil.

Feri, à la rigueur, je le comprends. Après tout il était officier de l’armée de l’air pendant la guerre. Hier, par hasard, il est passé me voir. Nous avons eu une conversation sympathique. Il m’a raconté des histoires intéressantes, perdu dans ses souvenirs, par exemple à quel point il est resté sous le choc le jour où un Zeppelin a explosé directement sous son nez.

Monsieur Földes, mon tailleur, est au moins sincère, lui. Il m’a téléphoné. Il est vrai qu’on s’était mis d’accord pour un paiement à tempérament, pourtant, m’a-t-il dit, ne me serait-il pas possible de régler ma facture avant le départ – s’il dit cela, c’est dans mon intérêt, car certainement il me serait plus agréable de partir en sachant cette affaire réglée.

Cini[1] n’est pas trop intéressé. Il est vrai qu’au déjeuner il a posé la question, comme en passant :

- Papa, c’est vrai que tu vas monter en Zeppelin ?

- Oui, mon chéri.

- Alors apporte-moi un truc en caoutchouc qui est comme une gomme, courbé en haut et on peut aussi coller avec.

Je demanderai cela à Eckener[2], pourvu qu’il en ait.

Après tout cela je ne sais vraiment pas comment imaginer un voyage en l’air si long et si intéressant.

On imagine tout autrement que ce que c’est en réalité.

Mais à quoi sert un homme qui est écrivain si ce n’est pas à faire entrevoir aux hommes ordinaires ce qu’il a vécu et traversé lui-même ?

Je lirai lundi avec un immense intérêt dans Az Est, dans  Magyarország, et mardi dans Pesti Napló, ce que j’aurai écrit dimanche sur l’expérience du voyage en Zeppelin de Friedrichshafen à Budapest.

 

Az Est, le 29 mars 1931.

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DE FRIGYES KARINTHY À BORD DU ZEPPELIN

Journal sentimental d’un passager du Zeppelin

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Friedrichshafen Budapest

28 et 29 mars

 

10 heures du soir

33-Zeppelin l1e hall de l’Hôtel Kurgarten, Friedrichshafen. Les billets provisoires que nous avons reçus à Pest on vient de nous les échanger contre des billets définitifs. Nous, les douze passagers du Zeppelin avons bouclé nos bagages, nous attendons manteaux sur le dos et chapeaux sur la tête. Nous formons un cercle autour de la table centrale, celle de messieurs les journalistes hongrois. L’ambiance est au beau fixe, colorée par l’échauffement d’un léger trac : galéjades badines, orageuses rigolades. Au dehors, belle soirée, éclairée par la pleine lune.

 

10 heures et quart

 

Un homme arrive à pas pressés. La voiture est là, veuillez prendre place ! Préparez vos billets, les lettres que vous souhaitez faire oblitérer. Nous chargeons nos affaires dans un grand autobus. On allume une dernière cigarette : fumer sera interdit jusqu’à demain matin. L’autobus filant vers le hangar est accompagné par des vivats. Un cahot – nous avons failli heurter une voiture qui croisait notre route. Hochements de tête significatifs, blagues. Un de nous remarque que nous sommes aussi spirituels qu’étaient les aristocrates que l’on transportait en charrette vers la place de grève. Nuit glaciale couverte d’étoiles.

 

10 heures et demie

 

C’est la silhouette gigantesque du hangar du Zeppelin en cours de construction qui se dégage d’abord de l’obscurité. Notre hangar à nous est blotti juste derrière. L’autobus s’arrête, nous descendons les uns après les autres. Nous faisons notre entrée en file indienne à l’intérieur du hangar, par une porte latérale. Dès lors tout le monde reste silencieux.

C’est un miracle.

Dans le brouillard mystérieux d’une lumière bleu mauve, extraterrestre, la voûte de l’immense silo semble se perdre dans l’infini. Et en haut… et en bas… partout… quelque chose étincelle, remplit l’espace, dans une lueur invraisemblable, bleue, mauve argentée… On voit ses contours difformes et on n’y croit pas… C’est si vertigineusement grand et en même temps si aérien, presque translucide… Tu te sens brusquement infiniment petit et pourtant trop lourd et collé au sol. Comme si tout haletait au fond d’un aquarium féerique vibrant dans le mauve, toi, gluant escargot des mers qui se traîne péniblement, alors que tout à coup le Léviathan de la légende file au-dessus de ta tête… le Narval de Jules Verne ou que sais-je, un glissement léger et aérien…

Un rêve martien tel que Wells l’a imaginé. Cette lumière bleue est digne d’une mise en scène de Reinhardt. Da legst di’nieder[3].

Nous nous faufilons humblement, timidement, figurants modestes entre des décors monumentaux, le long du flanc du Monstre Argenté, de sa queue jusqu’à sa tête. Nous n’avons à parcourir ainsi qu’un quart de kilomètre et déjà nous nous trouvons sous le nez de la Baleine, là se cache modestement l’unique détail réaliste, hospitalier de ce dinosaure, ce brouillard utopique : une sorte de bateau accueillant, illuminé. Il exerce un effet rassurant ; comme si après une chute à travers les nuages d’un cauchemar fiévreux, parvenait aux oreilles une joyeuse musique tsigane, et on se trouverait tout à coup devant la porte d’une taverne.

On nous prend nos billets, on les contrôle, on les tamponne. Puis on nous fait monter un à un l’escalier. La porte de la taverne s’ouvre. Un couloir. À droite une cuisine minuscule, une sorte de buvette, dans la cuisine un chef surmonté d’une toque, des viandes grésillent. À gauche le salon. Il ressemble à un café charmant, modeste, provincial, des rideaux biedermeier, des fleurs à la fenêtre. Une fenêtre à verre teinté. On nous fait entrer. Un couloir apparaît au fond du salon, avec des cabines des deux côtés, c’est là que nous devons déposer nos bagages pendant qu’on distribue les cabines.

 

11 heures moins le quart

 

Je m’installe dans un des fauteuils à fleurs près de la fenêtre. C’est l’imagination baroque, naïve de Jules Verne qui me vient : Voyage dans la Lune. Un brave steward m’interroge sur ce que je souhaite, du whisky ou des œufs au bacon ? Tout en étudiant le menu je regarde distraitement au dehors et je constate avec étonnement que la lueur bleue de l’au-delà n’est plus nulle part – je vois des champs et des arbres lointains, dans la nuit. Je me penche par la fenêtre, je vois des soldats dans le noir qui tirent quelque chose. Ce changement de décor s’est fait sans bruit, l’immense portière du hangar s’était ouverte en silence, le Zeppelin a été conduit à l’extérieur. Dans ce cas, apportez-moi des œufs et du jambon.

 

11 heures

 

Je tends nerveusement l’oreille. Toujours aucun bruit, mais on a l’impression que dans la queue, très loin, des moteurs se mettent à vrombir… Le steward se tient là, me comprend, acquiesce. Donc un ham and eggs ? Je réponds oui, va pour le ham ans eggs, et tout en prononçant ce "ham and eggs" je regarde encore dehors, juste comme ça : sous mes pieds, à trois cents mètres de profondeur, au même endroit où un instant plus tôt était posée cette taverne accueillante, je vois filer puis disparaître des maisons et des lampadaires.

Le Zeppelin est parti pendant que je commandais mon ham and eggs.

 

11 heures et quart

 

Très loin dans le noir on voit encore l’étincellement du Lac de Constance. Des points lumineux filent sous l’appareil. Notre salon commun commence à s’échauffer. Sa partie arrière penche légèrement : cela signifie que nous montons. Mon ami Almásy[4], pilote et explorateur en Afrique s’assoit auprès de moi – il juge qu’en ce moment notre altitude ne dépasse pas cinq à six cents mètres. Il me raconte qu’il a déjà fait un voyage en Zeppelin cent cinquante mètres en dessous du niveau de la mer, est-ce que je devine où ? Je devine : au-dessus de la Mer Morte, il me félicite. Les passagers flânent, bavardent, l’un d’eux lit un journal. Nous commandons du whisky et trinquons. Le ciel étoilé forme comme une cloche vitrée. Nous montons. Un peu plus loin deux de mes confrères discutent : quel est le sentiment le plus sécurisant en l’air, l’état dynamique ou l’état statique ?

 

11 heures et demie

 

Le capitaine Lehmann[5], entre les mains dans les poches, il affiche un fin sourire modeste et écoute patiemment les questions qui pleuvent. La vitesse est de cent quarante, finit-il par répondre prudemment, plus tard il nous invitera deux par deux au poste de commandement. Au demeurant la radio capte des rapports favorables, seule Vienne annonce du vent. Un homme silencieux, taciturne. Il demande si quelqu’un désire envoyer une dépêche. Je me rends à la cabine radio, en face de la cuisine. L’officier radio retire son casque d’une oreille pour m’écouter avec patience. J’envoie un radiogramme au Pesti Napló. Quand je reviens, je trouve la compagnie en train de rire devant une fenêtre : le professeur Ditmar allume et éteint plusieurs fois une lampe électrique pour envoyer des signaux à sa maison au-dessus de laquelle nous passons, prétend-il. Entre notre ami Schönherr, le brave gardien du gouvernail arrière, il nous fait savoir secrètement que vers l’aube il trouvera le moyen de faire visiter l’intérieur de la nef à quelques-uns d’entre nous…

 

Minuit et quart

 

Munich !

- C’est le monde à l’envers – le ciel étoilé sous nos pieds ! Océan de lumière et éblouissement ! Le nez du salon penche : nous descendons. Puis les lignes lumineuses se précisent – on distingue désormais bien les places, une église, une maison, un café, tout. Nous décrivons des cercles. De minuscules tramways courent, puis apparaissent des points humains. On les voit qui se rassemblent dans les carrefours, ils nous observent, nos phares ont attiré leur attention. Tout est pur, clair, comme sous une lentille de verre. Toute la vision fait demi-tour puis passe lentement derrière nous… La queue du salon se met à pencher…

C’est de nouveau la nuit et l’obscurité, on ne voit même plus la lumière de la lune… On file dans la nuit… Où ?... Qui sait… On a peut-être changé de direction… Sous moi je ne vois rien… Se seraient-ils décidés et… On ne s’arrêtera pas avant la Lune ?... Qu’est-ce que ça peut leur faire ? Le capitaine Flemming raconte justement à une des tables un de ses voyages de Friedrichshafen à Tokyo sans escale, le matin ils n’avaient pas encore de programme…

J’ai de nouveau faim. Je rends visite à la cuisine. Une goulache sympathique se prépare dans une des marmites, mais c’est pour demain… Le whisky me travaille, je suis de bonne humeur, j’ai envie de chanter… Du lieber Schwann… o dieser letzte, traurige Fahrt[6] mais c’est le bateau de Charon lui-même… ou Laputa, la ville flottante… et nous nous dirigeons vers ce ciel de cristal qu’a rêvé le Trismégiste… N’est-ce pas la musique des sphères que j’entends ?!...

Allons !... Jouons à un jeu de société, les enfants !

 

Deux heures

 

Comme si je n’avais passé mes soirées nulle part ailleurs que dans ce salon, tant cette pièce m’est désormais familière… ni une taverne, ni un café, quelle sottise, je me suis mal exprimé… Plutôt ne sorte de club, où nous nous retrouvons depuis des années, après le théâtre, après un souper. De l’autre côté, adossé au rebord de l’autre fenêtre, un monsieur barbu grignote un sandwich au jambon dans une pose mondaine, il ressemble à s’y méprendre à Eckener. Monsieur le professeur en face de lui explique avec vivacité : « Nein, Sie irren sich, die volkswirtschaftliche Anschauung ist die einzige possibile… »[7]

Des bribes de conversation à une autre table. « Non, vraiment, écoute, ce ne sont pas des façons ! Je l’ai même dit au metteur en scène… La fin du deuxième acte ne vaut rien… » Deux cartes sont accrochées au mur, devant l’une des deux se tient l’officier qui a dit tout à l’heure… Qu’a-t-il dit déjà ? Ah, j’ai sommeil… Que ces rideaux biedermeier sont écœurants – il faudrait en changer, j’en parlerai à… demain… En fait, qu’est-ce que j’ai à faire demain ? Ah oui, il faut que je… Mais maintenant je vais me coucher… Certains se sont déjà retirés, d’autres traînent encore au club… Où est déjà cette… ? Ah oui, je sais. J’entre dans mon petit compartiment et je me couche, et j’écris pour demain ce papier sur l’homo ludens, l’homme joueur, qui aime tant les jeux… Ouhah… j’ai sommeil… Garçon… l’addition ! Appelez un taxi... Oh pardon, j’ai oublié…

Je me mets à rire tellement c’est drôle, quand je réalise que je flotte quelque part à mille mètres d’altitude à cet instant de la nuit. Où ? Par où ? Pour quoi faire ? Dans quel but ?

Bon, on verra cela le matin… Au lit d’abord.

 

Trois heures et demie

 

Que se passe-t-il… ? Qu’est-ce que c’est ? Il y a deux minutes, en plein milieu d’un rêve confus, étrange, je me noyais au fond de la mer… Une chute me réveille… Je suis tombé du lit… Le couloir est vide… J’enfile mon manteau, je titube jusqu’au salon. Deux personnes y sont assises, elles ne disent pas un mot… Tout le corps de l’aérostat tremble et vibre et grince et on entend un beuglement allongé… et l’effort haletant des moteurs, maintenant je les entends tous les cinq… et dehors tout cogne et siffle et gémit… et tout paraît sous tension… « Was ist los, bitte ? » Le professeur allemand hausse les épaules.

« Es scheint, ein starker Gegenwind. »[8] Je prends place dans un fauteuil… Comment, on ne chauffe pas ici ?!... Tout mon corps frissonne, je ne sais pas sur quel pied danser, je ne suis pas vraiment réveillé… Hum… ce doit être une tempête bigrement… et quelle noirceur infernale !!... Où pouvons bien nous trouver ?... En quel point du monde ?... À quelle altitude ou à quelle profondeur ?... Je tente de m’orienter… Mais tout est noir suie au-delà de la fenêtre, et je vois, effaré, que d’épais amas de neige cognent… Le mastodonte toilé siffle, son ossature grince… Toute la pièce danse, tantôt s’efforce de monter… Tantôt perd ses forces et retombe… Mais… mais… ce machin… cette énorme baudruche creuse, gonflée ne tiendra jamais le coup… dans cette tempête déchaînée… elle ne tiendra plus que quelques minutes tout au plus… Où a disparu l’équipage ?!... Et tous ces passagers qui dorment et qui ne se doutent de rien… Que se passe-t-il ici ?!...

Une porte s’ouvre, le capitaine Fleming sort de la cabine de pilotage et se dirige vers le couloir à pas rapide. Je le coince et je lui demande sur le ton léger de la conversation quelles sont les nouvelles, mais je sens, presque vexé, que ma gorge est sèche. Il hausse les épaules. Na, wir sind eben in Sauwetter geraten, Schneewirbel[9]. Hum… Où sommes-nous en fait ? – risqué-je encore. Au-dessus de Sankt-Pölten, dit-il, près de Vienne. Comment peuvent-ils le savoir dans cette obscurité sans fond ?

Ma question naïve le fait sourire. Il y a une multitude de façons de le savoir, même sans rien voir. Ensuite il s’excuse, il vient d’être relevé, il va se coucher une petite heure. Son calme me rassure un peu, mais ensuite me revient mon impression de la veille que ces gens-là sont sans émotion… Il serait capable d’aller tranquillement se coucher s’il savait avec certitude que d’ici une heure nous nous retrouverons tous en enfer : il a été relevé, cela ne le regarde plus.

Je retombe dans mon fauteuil, je constate de nouveau vaniteusement que ce n’est que le froid qui me fait frissonner. Je fouille dans mes poches, je rassemble toutes sortes d’objets. Je trouve des dragées d’Ovomaltine dans leur boîte, je commence à en sucer, pour me réchauffer. La tempête sévit de plus en plus fort.

 

Quatre heures

 

Vienne. On en voit peu, nous devons voler haut, au-dessus des nuages chargés de neige. Des lumières vacillantes luttent contre l’obscurité. Jancsi B. se glisse hors de sa cabine, prend place près de moi et me confie mystérieusement sa découverte : je ne dois en parler à personne, mais il a compté que nous sommes treize à bord. Je le rabroue, à quoi bon gâcher l’atmosphère. Il me rétorque avec ironie : aurais-je peur ? Et si j’avais peur ? Et alors ? Je suis encore issu du monde ancien, fier, imaginatif, nous avions notre courage, notre fantaisie ailée nécessaire à la peur noble… Vous autres, jeunes dégénérés, vous n’osez même plus avoir peur…

 

Cinq heures

 

Lentement, la bave du crépuscule du matin… Les silhouettes d’un plat pays marécageux sortent de la brume : la région du lac Fertő. Image de voile de brume… Les passagers s’extraient un à un des cabines, ils bâillent et posent des questions… L’officier radio passe, nous signale en se frottant les mains que Pest annonce du vent… Un débat s’installe entre les passagers… Que se passe-t-il si on ne peut pas atterrir à Budapest ?... Quelqu’un prétend que dans ce cas on retournerait à Friedrichshafen. Des blagues désabusées fusent. Ceux qui sont réveillés commandent du thé, le steward s’active.

 

Cinq heures et demie

 

Ambiance des cafés au petit matin. F. bâille devant une fenêtre, il fredonne « frag nicht, warum ich weine »[10]. Faudrait rentrer chez nous, les enfants. Ça fait combien de temps qu’on traîne ici ? La nostalgie, comme si depuis des années on n’avait pas vu la terre ferme… C’est quoi, là-bas ?! Badacsony…

 

Six heures

 

Le soleil !

Il apparaît, il brille dans toute sa splendeur kitsch, dans la déchirure d’un rideau de nuages bleu noirâtre, la prima donna exige des applaudissements…

Tiens… Le Balaton ! Qu’il est beau !

Encore une minute – et nous flottons au-dessus de Tihany.

 

Six heures et quart

 

Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui crépite ?

En effet, nous tirons des coups de pistolet ; nous expérimentons un nouvel altimètre, l’écholocator qui détermine l’altitude relative à partir de l’écho.

 

Six heures et demie

 

Nous tournoyons au-dessus du Balaton. Vous comprenez, s’excuse un officier, il faut perdre un peu de temps, on ne doit pas arriver trop tôt à Budapest. C’est notre lot, ajoute-t-il, nous avons toujours du mal à calculer le temps pour arriver exactement à l’heure. Souvent nous arrivons plus tôt que prévu. C’était aussi comme ça lors du voyage autour de la Terre.

F. : Je louerai cette chambre, la vue est trop belle d’ici.

 

Sept heures

 

Il m’a été permis de visiter l’intérieur du Zeppelin. C’est redoutable. Le long d’un couloir étroit de trois cents mètres, des deux côtés, tel les intestins d’une chenille géante, le squelette d’un serpent, l’armature d’acier et les ballons… Et l’équipage…

Székesfehérvár…

 

Sept heures et quart

 

Le lac de Velence, Martonvásár…

Je suis assis à une fenêtre, des jumelles collées aux yeux. Je les dirige vers la cour d’une maison paysanne. Un jeune gars en sort, se frotte les yeux, les lève vers le ciel, il s’étonne, il frappe des mains, il court vers la maison pour alerter tout le monde… Une jeune femme nous fait des signes avec un drap…

Des canards s’affolent et courent en tous sens.

 

Sept heures et demie

 

Tétény. Les gens s’arrêtent dans les rues, ils nous regardent. Un cycliste continue tranquillement sa course, il ne lève même pas la tête en entendant notre vrombissement.

Je suis vexé.

 

Huit heures

 

Budapest !

Nous avons dû encore franchir une masse dense de nuages, nous en sortons, et tout à coup la Ville s’épanouit sous nos yeux… Tout le monde se rue aux fenêtres. On aperçoit Csepel, un serpent à dos vert rampe en son milieu : les soldats qui ont été disposés à notre attente…

Nous décrivons une large courbe, le vent souffle, nous cherchons les courants favorables… Les quatre moteurs s’arrêtent un instant simultanément, nous nous immobilisons en l’air.

- Regardez, que de voitures…

Et que de gens tout au long des chemins… Toute la ville se fige d’admiration et d’attente, telle le château de la Belle au Bois Dormant…

On ne passe pas inaperçu.

Tiens… on amorce lentement une descente…

 

Huit heures et demie

 

Une voix près de moi.

- Hé ! LaciLaci

On reconnaît déjà les visages…

Ensuite :

- Regarde, c’est papa !... Il est là, papa !...

Le steward s’affaire.

- Veuillez poser tous les bagages au même endroit… Nous les porterons au hangar.

Eh, attention ! Ça y est !

On a attrapé notre câble ! Ovations.

Avant de me lancer dignement vers la passerelle tendue devant moi, d’un coup d’œil je prends congé de ce petit salon hospitalier où je n’ai passé qu’une dizaine d’heures, mais aussi riches d’enseignements que l’histoire d’un millénaire.

 

Az Est, le 31 mars 1931.

 

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MACHINISTE AU CUBE

Thème "portrait"

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33-Machiniste au cube l3e capitaine Lehmann qui a conduit notre nef de Friedrichshafen à Budapest, de nuit et sous une tempête de neige, dans le noir, perçant nuages et brouillards, ce petit homme fragile, calme et silencieux, ce Jason, premier officier du Zeppelin Eckener, c’est samedi midi que j’ai eu l’honneur de faire sa connaissance. Nous étions en train de discuter, le capitaine Flemming, le gai Schönherr, "inspecteur du gouvernail d’altitude", et moi, au pied du grand hangar, lorsqu’il est arrivé. Il est arrivé naturellement sur son propre véhicule, mais mon lecteur essaye en vain de deviner si ce véhicule était une Rolls-Royce ou un simple petit biplan. Non. Ce véhicule personnel était une bicyclette à cinquante marks, une bicyclette à pédales, pas même avec un moteur, c’est là-dessus que Lehmann est arrivé, allègre et modeste, sur cette bicyclette, comme le facteur.

 

Ou plutôt comme un touriste campagnard.

Le capitaine Lehmann habite ici à Friedrichshafen, il a une petite maison avec jardin, son unique loisir est le jeu de quilles, le soir, avec une chope de bière bavaroise, dans une petite auberge silencieuse où j’ai pris mon dîner hier soir.

Seul l’aubergiste a quelquefois vu le capitaine Lehmann rire de bon cœur, si parfois la boule trouvait subtilement la quille reine si bien à la tête qu’elle la renversait en plein milieu de ses gardes du corps.

Un de mes amis, un navigateur qui le connaissait personnellement, raconte qu’avec ses confrères il est comme ça, homme modeste et silencieux : il lui manquerait le légitime "amour-propre des navigateurs". Il faut savoir en effet qu’un navigateur des aéronefs, marin des marins, occupe une position privilégiée dans l’armée des fronts combattant les éléments, comme le hussard ou l’artilleur parmi les soldats qui se battent contre des hommes. Il est en tout cas supérieur aux marins ordinaires, puisqu’en sus de ce qu’ils savent, il doit exceller en quantité de choses quand, chevauchant le cheval des vents il va contre nuages et tempêtes. Mais, à l’époque héroïque de l’avion, peu nombreux seront ceux qui comprendront que le navigateur des dirigeables considère même le pilote comme un être inférieur, il est tout au plus pour lui une sorte de chauffeur aérien. Cette supériorité altière est pourtant compréhensible si l’on considère que la navigation en ballon est bien plus ancienne, donc un art plus aristocratique, plus raffiné et évolué, que le pilotage des avions – le rapport entre les deux peut en effet être comparé à celui qu’il y a entre un chauffeur et un cavalier.

 

Il doit savoir énormément de choses, c’est certain.

Le profane doit mener un raisonnement très simple :

Même un marin ordinaire, capitaine ou officier, acquiert les milliers de subtilités du maniement du miroir infini de l’eau après des dizaines d’années d’apprentissage théorique et pratique, valant une formation universitaire. Mais la surface de l’eau, même rendue glissante par le jeu de forces complexes, n’a toujours que deux dimensions, la longueur et la largeur. Le marin joue sa musique sur les cordes de ces deux dimensions, il n’a nul besoin de pédales, seulement de gouvernail et de rames. Son élément, son unité de mesure est le carré, le produit de deux traits. Le dirigeable doit aussi compter avec une troisième dimension, l’altitude.

Et comme dans le monde des mesures ce troisième trait n’est pas le triple, mais le cube du premier trait, le savoir et la capacité du navigateur en ballon a nécessairement le même rapport à ceux du marin, que le marin par rapport à, disons, un mécanicien de locomotive ou un cocher.

Le marin est un cocher au carré.

Le navigateur d’aéronef est un machiniste au cube.

 

À trois heures et demie du matin, pendant que mes compagnons dormaient dans leur cabine, inquiétés par l'obscurité totale, par la vibration nerveuse du véhicule dansant dans le noir au-dessus de la tempête de neige, j'ai ouvert avec prudence la porte de la cabine du gouvernail.

Une chambre vitrée sous la proue de la nef – dessus, devant, dessous, l'obscurité et la tempête.

Sur les côtés, au rebord des hublots, des cartes, des instruments, des manivelles.

À l’avant, deux hommes : Lehmann, le commandant, et l'ingénieur Beuerle, "l'inspecteur des forces statiques". Ils se tiennent debout, silencieux, observent l'extérieur, ils manipulent des commandes avec des gestes économes, prononcent doucement un ou deux mots dans différents téléphones.

Je me glisse auprès du commandant. J'essaye de lire sur sa figure ce qui se passe. Je ne lis rien : il n'y a rien sur ce visage pour exprimer le travail des nerfs, les passions. Il m'aperçoit, il me salue aimablement.

- Quoi de neuf, lui demandé-je doucement.

- Rien de particulier.

- Une tempête ?...

- On dirait. Une belle tempête.

J'ose à peine risquer ma question suivante. Dans mon imagination des rochers enneigés se dressent sous nos pieds, quelque part, dans une profondeur inhospitalière, et le vent ne tardera pas à nous jeter contre l'un d'entre eux. Pourtant...

- Où nous situons-nous... approximativement ?

Il est étonné.

- Pourquoi approximativement ? Nous sommes très précisément au-dessus de Sankt-Pölten, à cent quarante-deux kilomètres au nord-ouest de Vienne, à une altitude absolue de mille deux cents mètres et une altitude relative de six cent quarante mètres, contre un vent de force quatre, que nous contournerons par le sud-est, avec trois moteurs, dès que j'aurai reçu le rapport du laboratoire Funkturm de Vienne.

Je commence à avoir la tête qui tourne.

- Tout cela... à partir de ces instruments ?

Il sourit. Puis il se met à m'expliquer avec la même voix douce, sans interrompre son travail :

- Ceci est une boussole à trois axes, ceci le gouvernail d'altitude, ici les ailerons latéraux à la poupe de la nef : on peut les manipuler d'une seule main. Sur ce tableau, regardez, des bouchons de cinq couleurs différentes. Ils me relient aux machinistes se trouvant auprès de cinq moteurs – vous avez bien vu les cinq gondoles, suspendues à tribord et à bâbord. C'est ainsi que nous gardons le contact, ils sont relayés toutes les deux heures. Ceci est le téléphone du radio, il nous fait des rapports toutes les trente minutes, et plus souvent s'il le faut, sur les conditions aériennes qu'il enregistre. Ceci est l'altimètre absolu ; l’écholocator mesure l'altitude relative, il tire des coups de pistolet et nous renseigne grâce à l'écho. Ceci est le volant du gouvernail. Là ce sont les câbles menant aux ballons – pour ouvrir ou fermer le gaz. Ces manettes ferment les réservoirs d'eau – vous voyez, si je bascule ce petit bout de bois, mille kilogrammes d'eau tombent d'un coup. Puis il y a les cartes, la carte de la terre, la carte de l'air, ce dont on a besoin – ces petites aiguilles se promènent là-dessus exactement comme nous nous promenons sur la carte. Ce sont à peu près les instruments principaux.

Effectivement. Mais il y a un instrument que le capitaine Lehmann n'a pas mentionné. Et il n'a pas dit non plus que sans celui-là tout le reste ne serait qu'un capharnaüm insignifiant de câbles et de rouages qui ne vaudrait pas tripette.

Cet instrument travaille là, dans le récipient osseux de son crâne. Il y travaille, à une allure vertigineuse – il ajoute, soustrait, interprète, établit les corrélations entre les données des autres instruments. Et après qu'il a achevé ce travail complexe en une fraction de seconde, il met en action quelque chose, ce dont aucun autre instrument ne serait capable, ni un bateau de millions de tonnes, ni un moteur de milliers de chevaux : il décide ce qu'il faut faire.

Et c'est le plus important dans tout cela, si important que les autres par rapport à celui-ci...

Voici pour le prouver deux données modestes sans commentaire, dont chacun de nous se souvient.

Le Zeppelin allemand est jusqu'ici allé deux fois en Amérique, une fois il a fait le tour de la Terre, il a fait d'innombrables autres voyages sans jamais subir aucune avarie significative.

Le R 101 anglais était un aéronef plus grand, plus perfectionné : par ailleurs le même système. Juste agencé avec plus de rigueur, plus de circonspection. Il ne manquait rien à son bord, peut-être pas même une piscine et un théâtre. Seulement...

Seulement à la troisième heure de son premier voyage il a heurté une innocente petite motte de terre, ne se doutant de rien, sur une piste plate : il a explosé à l’instant même avec cinquante passagers à bord, il a été réduit en poussière, il n'en reste que son souvenir.

 

Je ne veux en tirer aucune conclusion – je n'ai jamais apprécié les théories raciales : à mon humble avis il y a plus de différences entre deux hommes qu'entre deux races.

Il ne s'agit donc pas des Allemands et des Anglais. Je parle des navigateurs aériens, des argonautes de l'époque héroïque de ce siècle. Au moment où je descendais du Zeppelin, un peu fatigué de dix heures de concentration, j'ai dit à ceux qui m'interrogeaient : « J'ignore si ce Zeppelin terminera harmonieusement son parcours terrestre, mais aussi longtemps qu'il est dirigé par ces messieurs dont j'ai eu l'honneur de faire personnellement la connaissance, je lui confierais mon petit garçon, même si c'était pour aller sur la Lune – je le déclare et je l'affirme solennellement ».

Je l'assiérai non seulement dans le Zeppelin, mais même sur un concombre flottant à mille mètres d'altitude, si c'est le capitaine Lehmann qui le conduisait, assis à la proue du concombre.

Quelle est l'importance pratique du Zeppelin ?

Je l'ignore.

L'homme est un animal ludique.

Le monde a rarement eu un jouet plus parfait que celui-ci. Certains hommes attachent plus d'importance aux jouets qu'aux aliments – plus d'importance à l'art qu'à la vie. Je suis de ceux-là.

Ars longa, vita brevis. Je suis heureux que la Lune, vieux satellite de la Terre, ait reçu en cadeau un nouveau petit frère satellite par l'imagination ludique.

Et je suis fier d'être monté dans cette lune.

 

Pesti Napló, 31 mars 1931

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Lac de Constance, NÉandertal de l’homme-oiseau

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Friedrichshafen, 28-29 mars

Lorsque, dans environ quarante mille ans, un chercheur de la croûte terrestre ou un anthropologue darwinien zélé, un Übermensch, cette espèce d’ange ailé, creusera le lit de ce beau lac, le monde scientifique célébrera une sorte de fête, semblable à celle d’il y a une soixantaine d’années, lorsqu’on a découvert le site préhistorique de la célèbre Vallée de Néander, les constructions sur pilotis et le squelette et la trace de civilisations de l’homme préhistorique connu sous le nom de l’homme de Neandertal, l’Adam de la science.

Avec le recul je sens que je me trouve en ce moment dans le nid archaïque et le jardin d’Éden primitif de l’homme du futur.

Toute main, toute âme, toute pensée reflète ici le mystère instinctif de la vocation de l’Homme-oiseau.

Un homme a vécu ici il y a quelques décennies, un homme en qui ce soupçon est devenu certitude et foi ; tout dans cette petite ville lacustre rappelle le souvenir de cet homme, c’est son génie obstiné qui flotte au-dessus de l’eau, c’est sa parole forte qui bruit dans la tempête de vent des hautes montagnes salzbourgeoises.

Le comte von Zeppelin.

Il n’a pas eu beaucoup de joies dans la vie. Son ami impérial n’a rien fait pour le rendre célèbre, ses enseignements ont été rejetés, ses dirigeables ont été poursuivis par le mauvais sort. On raillait ses difformes cigares à l’armature rigide qu’il s’obstinait à fabriquer. Ce sont pourtant ces véhicules moqués qui sont devenus les ancêtres de cette œuvre surhumaine que je viens tout juste de visiter dans le hangar de ce navire de Zeppelin qui a fait deux fois le voyage d’Amérique, qui a contourné la Terre et qui décollera encore ce soir pour me ramener en quelques heures dans ma ville natale, en volant au-dessus des neiges éternelles et des contrées ; le véhicule le plus rapide du siècle dernier, le train express, m’avait amené ici en trente-six heures.

Friedrichshafen garde aujourd’hui le souvenir de ce héros avec une dévotion honteuse.

Sous les gouttières des petites maisons chaleureuses et bariolées on peut souvent apercevoir suspendue une petite enseigne argentée de Zeppelin. Tous les objets de toutes les vitrines portent cette marque, pyrogravée dans du cuir, taillée dans le verre des plats à fruits, imprimée sur les mouchoirs, les chiffons à poussière ou les encriers, on retrouve partout ces caractéristiques lignes de baleine. Ce n’est peut-être pas un hasard si nous revient cette association d’idées : un symbole en forme de poisson bien connu par les archéologues depuis les temps bibliques, dont aujourd’hui on sait qu’il évoquait le Saint-Esprit.

Il se peut que ces lignes de baleine soient les signes de la première religion de la nouvelle Euphrate, berceau de l’homme futur libéré du monde des deux coordonnées de l’espace plan.

 

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Les traces des hangars survivront peut-être dans les fondations.

Celles notamment de ce nouveau qui vient d’être construit à côté de l’ancien : il est long de cinq cents mètres et haut de cent. C’est là-dedans qu’on est en train de construire le prochain Zeppelin – plus long et plus large. Encore plus long et encore plus large. Il possédera neuf moteurs à la place des cinq actuels. Vous souvenez-vous de "Laputa" de Swift, la ville flottante ? Qui peut affirmer désormais fermement que l’imagination créatrice de l’homme-oiseau s’arrêtera avant le but ?

Même dans la forme il rappelle un œuf gigantesque – le Poisson Volant est en train d’y germer, et quand il sera prêt, il brisera la porte et s’envolera.

Un ingénieur Zeppelin à qui je fais part de mes impressions, réfléchit et me répond que la comparaison n’est pas mauvaise. Que ce hangar soit en effet l’œuf et la couveuse du dirigeable dans un sens presque physiologique, c’est prouvé par le cas du Zeppelin actuel. En effet, d’après les experts, du point de vue d’une construction idéale ce glorieux aérostat a un défaut esthétique dans ses proportions : il est insuffisamment haut par rapport à ses propres dimensions. La raison en est que le hangar n’était pas plus haut, or le Zeppelin ne peut pas dépasser la forme du hangar, murs et plafonds limitent ses proportions, à l’instar de l’œuf de n’importe quelle espèce animale.

 

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Quelque chose vrombit au-dessus du lac

Assis à la terrasse de l’hôtel, je lève les yeux. Un immense avion affronte le vent.

Le Lac de Constance n’est pas seulement le nid de l’image symbolique du Poisson Volant – il est aussi celui de l’ancêtre commun de l’albatros, du rossignol, et de l’épervier d’aujourd’hui, l’avion d’aujourd’hui.

C’est ici qu’on construit et qu’on expérimente les plus grands avions du monde, les frères du Do X[11].

 

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Rêve des passés… Souvenir des futurs

Tout se confond dans cette comparaison de la Vallée de Néander

Ce ne serait pas seulement l’Espace qui serait fini, comme le prétend la physique nouvelle – le Temps aussi reviendrait-il en boucle ?

Quel étrange sentiment d’être un homme, dans le flot de  tourbillons inconnus.

 

Magyarország, 31 mars 1931.

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[1] Son fils de dix ans.

[2] Hugo Eckener (1968-1954). Directeur de la Luftschiffbau Zeppelin

[3] Ça te fait tout petit.

[4] László Almásy (1895-1951). Pilote et explorateur hongrois. De sa vie aventureuse ont été tirés un roman (L'Homme flambé, de Michael Ondaatje) et un film (Le patient anglais, d’Anthony Minghella).

[5] Ernst A. Lehmann (1886-1937). Qualifié de meilleur pilote d’aéronef du monde. (cet article a été republié par Karinthy en 1937, à la mort accidentelle de Lehmann dans l’incendie du Hindenburg, ce n’était pas lui le capitaine du Zeppelin.)

[6] Ô gentil cygne, ô ce dernier triste voyage.

[7] Non, vous vous trompez, la seule considération possible est le point de vue macroéconomique…

[8] Un fort vent contraire, semble-t-il.

[9] Nous rencontrons des tourbillons de neige, un temps de chien.

[10] Ne demande pas pourquoi je pleure.

[11] Hydravion allemand de la société Dornier.