Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 afficher le texte en hongrois

ET POURTANT : NOMEN EST OMEN

 

Bon, c’est raté.

Il est plus viril de l’avouer que de le dissimuler de façon indigne.

J’ai échoué avec ma proposition révolutionnaire (voir Színházi Élet, il y a trois semaines[1]) que les gens en général, mais a fortiori les hommes célèbres, doivent être rebaptisés, qu’il convient de rendre au nom sa signification originale, la désignation de l’individu et son but, que le nom caractérise la personne qui le porte, et n’exprime pas seulement une donnée, que le nom doit être un ornement distinctif caractérologique, que le nom recouvre une notion et non seulement une donnée statistique.

J’ai appelé le public à la rescousse. J’ai invité le lecteur à venir m’aider à préparer la fête du Grand Baptême. À m’aider à trouver un nouveau nom pour des hommes célèbres afin que, le temps de faire accepter ma proposition avec l’aide la Société des Nations, et de la mettre en œuvre, nous soyons prêts à agir, et que de nouveaux casse-tête et de nouvelles discussions ne soient pas cause de nouveaux retards.

Alors, j’ai échoué.

Hormis le fait que le lecteur n’a  pris part qu’en traînant les pieds à cette révolution linguistique (je n’ai reçu que sept à huit mille lettres, ce qui par rapport à ma correspondance quotidienne habituelle ne peut pas être pris au sérieux), à ma plus grande surprise les célébrités et les grands hommes n’ont pas accueilli non plus avec un enthousiasme débordant l’idée de renoncer du jour au lendemain à leur nom qui ne veut rien dire mais qui est connu, en faveur de l’usage d’un autre nom, logique celui-là.

Quelle vanité !

Existerait-il des critères plus importants que la logique ?

Je ne comprends pas.

Qu’à compter de demain on m’appelle Popaul Minus, si je comprends.

Pourtant je me réjouissais déjà d’obtenir quelques nouveaux noms bien trouvés. Par exemple : Popaul Minus.

Mais je ne suis pas homme à me laisser facilement gâcher mon plaisir.

Si ça ne marche pas comme ça, ça marchera autrement.

Si ces Messieurs grands seigneurs n’ont pas envie de renoncer à ce mot ridicule, ce charabia qu’ils portent en guise de nom, je veillerai (sous ma responsabilité personnelle cette fois, sans aucune aide extérieure) à faire disparaître ce caractère de charabia. Si Mahomet ne va pas à la montagne, que la montagne aille à Mahomet. S’ils n’ont aucun penchant pour la logique, c’est moi qui plierai la logique, même si elle casse (je veux dire, la logique.)

Bon, qu’ils gardent leur nom.

Mais moi je prouverai, nom d’une pipe, que pourtant nomen est omen ! J’ai décidé d’ouvrir, sur le modèle du jeu de société intitulé "L’examen du Grand Prince" (voir Színházi Élet, il y a quelques années), une école d’explication où j’offre à chacun une interprétation satisfaisante et acceptable de son nom, prouvant que ce nom a bel et bien un rapport avec son métier, son caractère, sa particularité.

Ici je souhaite seulement offrir une petite dégustation de ma méthode, telle que je l’entends.

Je prouverai que par exemple que :

István Bethlen est bel est bien conforme aux attentes que l’on attache à son nom sous le signe d’une nouvelle rédemption hongroise, d’un nouveau Bethléem.

Trotski : son nom est une préfiguration de sa volonté de tout temps d’aller à l’encontre de la volonté de ses contemporains.[2]

Zamenhof : la dernière syllabe de son nom (hof, l’espoir) projette l’espoir dans l’espéranto qu’il a inventé.

Thomas Mann est vraiment un homme.

[…]

 

Színházi Élet, 1931, n°13.

Article suivant paru dans Színházi Élet



[1] Changement de nom dans le n° 6.

 

[2] Trotz, en allemand, signifie "en dépit de"