Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ON PEUT TOUT DANS LA RUE

En tout cas on peut déjeuner.

Il n’y a qu’à se déshabituer de cette pudeur superflue, survivance du monde ancien.

Et ne pas porter alentour un regard sournois, de peur d’être repéré par des connaissances, quand on s’arrête, ébahi, devant la dernière invention : au pied de la façade du grand magasin, sur le trottoir, un four à cuire des pâtés. Une machine très propre qui fait cuire là, sous votre nez, croquants, aussi bien la viande que les beignets, derrière des parois en verre, on peut voir tout le mécanisme – tout est vrai, rien n’est faux. L’article sort chaud et frais par un orifice, tombe dans une assiette en carton. Ce serait bien d’y goûter – mais l’eau vous vient en vain à la bouche, vous avez reçu une éducation bourgeoise, ça ne se fait pas de manger dans la rue.

On continue sa balade jusqu’au coin suivant, le cœur lourd. Là on est arrêté par le cliquetis d’une chaudière à vapeur, aussi grande et compliquée que pouvait l’être la première locomotive.

Au demeurant, elle sert à préparer des pop-corn, et pendant ses heures creuses à griller des cacahuètes.

Elle est belle !

On voit chaque grain de maïs jaune s’ouvrir, et une mousse blanche comme la neige jaillir sous votre nez – elle tremble encore de chaleur quand on la verse dans un cornet, il serait si bon d’y planter les dents.

Un peu plus loin coule d’un pied de table un succulent café noir, comme le vin de feu du diabolique Hatvani ; de l’autre côté de la rue une autre machine fabrique des cornets en gaufrette et les remplit aussitôt richement de crème glacée, selon votre goût.

La semelle de votre chaussure est-elle percée ? Une machine de ressemelage rapide à l’entrée d’une boutique ouverte en vient à bout en quelques minutes, si on arrive à vaincre ses préjugés et on attend en chaussettes, assis dans la vitrine, pour la plus grande joie et l’instruction du public toujours nombreux.

On peut tout dans la rue.

Quel siècle !

Je vois déjà se réaliser le rêve du progrès qui ne s’arrête jamais – la radio ou le cinéma dans la rue, pour se distraire après le déjeuner.

Pourquoi s’ennuyer à la maison ?

Avez-vous envie de pousser un somme ? Il y aura dans la rue des lits automatiques, vous jetterez un pengoe dans une fente, le lit s’ouvrira, vous vous y allongerez. Le matin, vous serez réveillé par un automate, vous pourrez vous rendre à un téléphone de rue pour mener vos affaires.

Et si vous en avez assez de tout ça, vous ouvrirez la porte d’un crématorium de rue. Il ne sera même pas nécessaire que vous soyez malade, que vous mouriez, vous économiserez l’enterrement, le médecin, le testament : vous vous allongerez dans les compartiments successifs prévus à cet effet, la machine démarrera, et une minute plus tard vous retomberez sous forme d’une poignée de cendre dans un sachet de papier bien propre.

N’importe qui pourra vous emporter en souvenir – s’il se trouve encore un farfelu parmi les passants des immenses temps collectifs qui s’annoncent, pour trouver un intérêt à ce qui reste d’un homme d’un point de vue autre que le manger ou en tirer un bénéfice quelconque.

 

Az Est, le 22 mars 1931.

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