Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ASSASSINAT, PENDAISON, TROGLODYTE
Recueillement
dominical
Bon, mes chers fidèles, qu’est-ce
que je vais vous prêcher, moi, prêtre expert,
révérend père Journaliste et avocat non sollicité
de l’Église de la Curiosité ? Un bon prêtre
n’a pas coutume de se préparer, il en aurait honte,
puisqu’il est toujours prêt, dans l’état de
grâce d’une inspiration permanente. Quant au sujet, ça ne
manque pas dans les saintes écritures, il monte simplement en chaire, il
ouvre au hasard son livre des livres, et la première phrase qui lui
saute sous les yeux offre une riche source d’associations
d’idées,
Ouvre donc au hasard ta bible à toi, le froissement de ton
drap de journal qui concentre dans l’histoire universelle d’une
seule journée le reportage de Moïse sur la création, un
rapport policier sur le crime affreux de Caïn, l’état
misérable de Job dans la déconfiture économique, les
plaintes de Jérémie adressées en place publique à
la bureaucratie, Judith et Holopherne, le Cantique
de Salomon après les nouvelles du jour ainsi que les quatre
témoignages concordants qui annoncent l’étrange aventure du
fils de l’homme en ce monde.
Les événements de six mille
années, en un point du globe, correspondent à peu près en
contenu aux événements survenus en une semaine sur tout le globe
terrestre – n’hésite donc pas d’ouvrir les feuilles de
journal fixées à leur cadre, sur une semaine, et lit au hasard le
premier compte rendu qui te tombe sous les yeux.
Elle commence bien, cette semaine ! La riche
veuve anglaise rend hommage à notre capitale, elle passe chez nous un
mois, le Danube l’enchante, elle fréquente le club des artistes,
elle lie connaissance avec notre monde théâtral, avec
l’hospitalité hongroise, avec la gentille légère
mais bienveillante et talentueuse éthique bohème budapestoise,
tout lui plaît énormément, elle déclare se sentir
déjà tout à fait hongroise et Budapestoise – puis
elle change d’idée, elle se rend dans les montagnes suisses, et
là-bas sans dire un mot elle tire une balle dans la tête
d’un des membres éminents de la société
budapestoise, un heureux père de famille, un homme sérieux et
travailleur, qui par sa plume faisait apparemment partie de notre aristocratie
intellectuelle.
On dit qu’elle était amoureuse de lui,
l’écrivain lui plaisait trop. Voilà pourquoi elle l’a
tué.
Il est indubitablement flatteur pour un homme de
plaire à une femme.
À un tel point. Qu’elle soit prête
à tuer, une Anglaise si belle, si riche, si intéressante. Non,
pas un autre, mais précisément lui.
Je connais des hommes, éventuellement des
écrivains, qui dans leur for intérieur boudent un peu. Je ne
comprends pas, se disent-ils, en haussant les épaules, moi aussi
j’ai fait sa connaissance, la connaissance de cette femme
intéressante, cette splendide femelle, cette Lulu à
L’observateur objectif, Mademoiselle Opinion
Publique, n’est pas aussi bêtement vaniteuse, elle opine de sa
petite tête, en connaisseur, et soupire d’envie.
Quel amour !
C’est quelque chose, le grand amour !
Et les juges (on peut le prédire selon les
expériences de ces dernières années) constateront un
état d’emportement qualifiable de crime passionnel, qui peut
germer dans l’âme d’une veuve agitée, si l’on
refuse son amour généreux. Elle s’en tirera avec quelques
années de sanatorium, si elle n’est pas acquittée comme la Grozavescu[1]. Après tout, l’hystérie
féminine est une maladie tout comme la dilatation de l’estomac ou
les rhumatismes (la psychologie moderne enseigne cela), et cette maladie
présente un symptôme particulier : généralement
ce n’est pas le patient qui en meurt, mais quelqu’un autre. Elle n’entraînera pas le
médecin sérieux et moderne à des doutes : mais ne
faudrait-il pas chercher la solution dans d’autres types
d’arbitrages que strictement scientifiques ?
Celui par exemple sur la base duquel la dame Kardos a été pendue mardi matin par
Maître Kozarek, cette madame Kardos qui n’était pas hystérique, qui
était bien portante, qui passait pour une brave paysanne, et ne pouvait
donc pas compter sur les circonstances atténuantes promises à des
malades. Elle ne pouvait pas compter dessus, elle n’y a donc pas
compté. Elle est montée calmement sur l’échafaud
après avoir avalé un copieux petit-déjeuner, elle voyait
clairement la situation, elle n’a pas jugé son châtiment
plus lourd que son crime, tout au plus s’est-elle plainte que certains
autres n’ont pas été aussi durement punis qu’elle. Il
y a dans cette clairvoyance une sorte d’enseignement simple, une échelle utilisable et applicable,
que nous cherchons si souvent en vain dans le raisonnement des meilleurs
psychanalystes, voire des plus fins juristes. La résignation de Madame Kardos reflète à l’évidence
qu’elle trouvait naturel que notre
antipathie pour l’assassin soit proportionnelle à la compassion
que nous ressentons à l’égard de la victime. Nous ne
condamnons pas l’assassinat, la
suppression de la vie en
général, comme le proclament les idéalistes. Madame Kardos savait parfaitement que jamais personne n’a
encore été inculpé (abstraction faite de quelques esprits
fantasques) pour avoir tué un poulet, nous saluons même les tueurs
de punaises, et nous allons jusqu’à célébrer les
bactéricides. On pourrait affirmer que Madame Kardos
avait une âme méchante mais une âme saine, si l’on ne
suppose pas que la méchanceté elle-même est une
déviance maladive.
Elle l’est peut-être.
Mais qu’elle le soit ou non, les
déviances et les maladies peuvent être multiples ; le soi-disant
jugement moral en revanche ne peut se manifester que de deux
façons : je ressens soit de l’antipathie, soit de la
sympathie.
Et nous ne sommes pas responsables de ce sentiment.
C’est donc en complet irresponsable que
j’avoue que, n’adorant nullement le roux à l’arsenic
que des mains "préméditées" auraient
incorporé dans ma soupe, je suis incapable d’apprécier
outre mesure "l’emportement" expliqué par une explosion spontanée
de "grandes passions ancestrales" (même si ce sentiment jaillit
de l’instinct généreux de l’amour, voire de
l’amour de quelqu’un pour moi) en tant que motif atténuant,
voire attirant, de la violence. Le
principe de « je l’adorais tant, j’aurais voulu le
manger » caractérise à mon sens plus un bon
appétit qu’une passion, et ce genre d’appétit, si
j’en suis l’objet, ne me paraît nullement flatteur.
Non, non – ces grands compréhensifs
interprètent passablement mal l’enseignement du Christ. Tous les
assassins qui « ne savent pas ce qu’ils font » ne
sont pas innocents pour autant. Un fauve n’éveille pas horreur et
haine parce qu’il est consciemment méchant, mais parce que la
douceur manque à son être. Le crime de celui qui est
capable de tuer par passion égoïste, est aussi repoussant pour moi
que celui de la méchanceté réfléchie. Il n’a
peut-être pas voulu commettre l’acte en question, mais il a
manqué quelque chose, il a commis un manque qui dans la balance de
l’âme humaine vaut une mauvaise action – il a manqué
un crime différent,
d’une importance décisive, qui de l’homme aurait fait un autre
homme : il a manqué de tuer en lui l’inclination animale qui
le poussait à tuer.
Bien sûr, tout cela ne signifie pas que la
raison, même dans l’assassinat, est plus humaine que la tuerie
passionnelle aveugle. Même si au sens plus large elle paraît moins
nocive pour la société. Celui qui "raisonne", n’a pas encore décidé,
il a le temps, il pèse et il compare – j’ai failli
dire : on peut encore lui parler. L’intention ne vaut pas acte, et
si je l’observe avec bienveillance, je peux reconnaître en elle le germe
de la bonne volonté : il est vrai que je veux commettre un crime,
mais pas à tout prix –
l’essentiel n’est pas le crime, et si sans lui j’arrive
à atteindre mon but, j’y renonce volontiers.
Pour donner un exemple tout à fait
général : on voit aujourd’hui partout en Europe de
braves gens paisibles fabriquer des armes et des gaz, aiguiser des sabres et
farcir des canons – toutes sortes d’objets dont le but et la
tâche exclusifs sont de tuer des gens. Pourtant, il faut croire, ce
n’est pas possible autrement, que parmi ces fabricants il y a aussi des
pacifistes de très bonne foi,
convaincus que ce sont justement ces préparatifs qui permettront
d’effrayer le crime et l’infamie, ne voulant obstinément pas
démordre de l’exactitude de la théorie "para bellum" cent fois démentie par les faits.
Ont-ils raison ? Se trompent-ils ?
Nous verrons.
Pour le moment, c’est comme si l’avenir
était montré par l’instinct de ce petit écolier de
dix ans dont je lis ici que le policier l’a rattrapé. Il a
fugué, équipé d’une pioche, d’une binette et
d’une lampe Davy, à la recherche d’une grotte où se
cacher de ses professeurs de physique, de lettres et d’histoire. Ce ne
sont peut-être pas eux personnellement qui le terrorisaient – il ne
craignait peut-être même pas ce
qu’il n’a pas appris ; il était peut-être
effrayé de ce qu’il a appris. En physique la
trajectoire de l’obus, en histoire la série des guerres
inachevées, et en poésie les vers prophétiques :
Fuir ! Mais d'asile il n'était point
Contre le fer et sa furie…[2]
Pesti Napló, le 18 janvier 1931.