Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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FusÉe Terre

                        Lune et Trerre li La, le rédacteur, secoue impatiemment la clochette, ses quatre antennes tremblotent de nervosité.

            !… Fry Ka, Fry Ka !

            Fry Ka, collaborateur au “Cratère Principal” (secrètement poète et philosophe) se précipite dans la pièce au point que sa quatrième paire de pattes se prend dans le tapis, il les libère avec ses élytres.

            - Vous désirez, Monsieur le Rédacteur?

            - Regarde, la une est à jeter. Il n’y a pas un seul mot de vrai dans le reportage radio que nous avons reçu ce matin de Villecaverne. Qu’allons-nous faire? Il faut très vite trouver quelque chose pour remplir la une.

            Fry Ka réfléchit en se frottant les nageoires.

            - Hum, hum!

            Puis, timidement:

            ça ne pourrait pas être quelque chose de littéraire? Un entretien avec Ha Ha Pay, le Grand poète qui vient d’avoir le prix du Quatrième Cratère.

            - Allons donc, où est-ce que tu vis, sur la Terre ? Qui s’intéresse chez nous à la poésie ? Il me faut dans mon numéro de Pâques quelque chose de saisissant, de plus actuel… Pas des rêveries au clair de terre.

            Fry Ka se frappe le mésothorax, une lumière s’allume en bout d’antenne dans ses yeux.

            - Oh mais ! Ça y est ! À propos de terre ! Kip-Kop, le savant universellement célèbre, est de passage depuis ce matin. Il faut lui demander une interview; ça fera un tabac.

            Le rédacteur fronce les oreilles d’un air soupçonneux.

            - Kip-Kop ? … Ah oui! … C’est qui déjà ?

            Fry Ka se tortille les pieds d’étonnement.

            - Monsieur le rédacteur ! Vous ignorez qui est Kip-Kop ? Depuis deux mois les journaux ne parlent que de lui. Kip-Kop, le concepteur de la Fusée terraire… Celui qui a juré de construire une fusée capable de nous emmener d’ici deux ans sur la Terre.

            Le rédacteur agite dédaigneusement sa trompe, en grimaçant des vertèbres.

            Allons donc ! … Chimères de songe-creux que tout cela ! Ça me dépasse de voir comment le public se laisse avoir ! C’est du bluff !

            - Mais Monsieur le rédacteur ! Pardonnez-moi de vous contredire. On n’a pas le droit de parler ainsi en ce siècle de la technique. De tant de choses on avait prétendu qu’elles étaient impossibles. Et puis on les a faites. Avion, radio… prothèses d’antennes métalliques interchangeables, vieillissement accéléré, fécondation artificielle… Pourquoi ce rêve des Luniens triomphants ne pourrait-il pas se réaliser ?

            - Pourquoi, fiston ? Parce que tout ça n’a pas de sens. Tout ça, c’est dépassé. C’est ton imagination de lycéen attardé qui te travaille, quand le roman fantastique de Ju-Les Ver-Ne “Voyage de la Lune à la Terre” était à la mode. Ce n’est pas de la vraie science, tout au plus une plaisante idée. L’astronomie a de toute façon démontré que la Terre, notre bon vieux satellite, est complètement déserte, un monde de rochers nus, où il n’existe même pas les cavernes nécessaires à l’apparition de la vie. C’est seulement sur son dessus qu’une espèce de gelée déambule.

            - Pourquoi ne pourrait-elle pas être habitée elle aussi par des humains ? – soupira rêveusement Fry Ka – en élevant son bec vers le ciel.

            - Parce que l’analyse spectrale a démontré qu’à la surface de la Terre, à la place de notre hélium vital flotte un gaz toxique appelé Ox-y-Gène, qui comme chacun sait détruit et rend impossible toute vie… Et ces silhouettes colorées que nos loupes observent à la surface de la Terre par les belles nuits de pleine terre, sont les mirages capricieux d’un monde disparu… Voilà, fiston, de la science et pas de la poésie.

            Fry Ka haussa les genoux.

            - D’accord. Le public est tout de même intéressé par Kip-Kop et sa Fusée terraire. Ne devrais-je pas commander cette interview ? On pourrait aussi trouver des photographies à l’atelier.

            Le rédacteur réfléchit.

            - Pas d’interview. Ce bluff extravagant ne mérite pas ça… Le public cultivé ne marchera pas. Il sait bien qu’une chose pareille revient tous les cinq ans, comme le Re-quin de Fiu-me. Et les moins cultivés, ça les dépasse. Mais si tu y tiens absolument, tu peux l’écrire dans une brève.

            - Une brève ?

            - Eh oui. Dedans tu pourras caricaturer toute cette affaire de Fusée terraire qui fait marcher tout le monde.

            Fry Ka, déçu, acquiesça de ses ailes ventrales, puis se leva avec un soupir.

            - Entendu, Monsieur le rédacteur… Je m’y mets de suite.

            - Dépêche-toi, fiston ; la clôture est imminente.

            Pendant qu’il s’éloigne, bourdonne dans l’âme de Fry Ka la poésie entamée le matin lorsque de tout son cœur il rêvait à l’être cher: “Doux faisceau d’une pâle demi-terre qui auréole les tremblants filigranes de tes antennes…” Puis il se secoue. Au travail ! La poésie, ça ne fait pas vivre son homme.

            Mais quel va être le thème de cet entrefilet pascal ?

            Il reste un moment à son bureau en mâchonnant sa plume, puis sourit. Une idée !

            Il va écrire tout ça – à l’envers, en partant de l’hypothèse impossible qu’il y aurait sur la Terre aussi des êtres humains et que ses derniers voudraient parvenir ici, sur la Lune.

            Il inscrit aussitôt le titre :

“Fusée Terre”

                                                                                                                             Színházi Élet 1931. n° 16.

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