Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
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L’HOMME
AU CŒUR DE PIERRE
Il
mériterait la statue du "génie de
l’espèce" de Schopenhauer, il pourrait être le
modèle du roman de Jókai[1],
ce pauvre monsieur Steinherz[2]
au nom symbolique, dont la mort étrange est en cours de qualification
par la loi qui d’ailleurs se fait du souci : s’agit-il
d’un suicide, d’une incitation au meurtre, ou simplement d’un
cas d’escroquerie à l’assurance dont le responsable ne
serait même plus le mort mais son complice, Frigyes Fischl ?
Celui-ci invoque pour sa défense qu’il n’était dans
l’affaire qu’un personnage secondaire – c‘est lui qui a
dû prononcer un « adjugé », frapper de son
marteau la vie proposée à la vente.
En effet, Monsieur Cœur-de-Pierre
a proposé aux créanciers la dernière épave de sa
fortune, sa propre vie en guise de solde chirographaire, dans l’espoir
d’assurer de cette façon son but dans la vie : le bien de sa
famille.
L’homme au cœur de
pierre a sacrifié sa vie, Chronos à l’envers, il a voulu se
faire dévorer par ses fils.
Le sacrifice de soi pour sa
famille est une pieuse vertu, et l’absence d’intérêt
personnel est dans ce cas à tel point manifeste qu’on a du mal
à décider à qui donner raison – à la compagnie
d’assurances qui, après tout, a été flouée,
à la mémoire du défunt qui de son point de vue a
respecté les termes du contrat : il ne s’est pas
mutilé, il ne s’est pas suicidé, il n’a pas
tué autrui à sa place comme son confrère allemand.
Un cas compliqué. Un cas
exceptionnel.
Sans équivalent dans la
chronique judiciaire. Peut-être parce qu’il n’y a pas sa
place.
Mais alors, où a-t-il sa
place ?
Dans
la psychologie ?
Le
professeur de psychologie transmettrait le dossier d’un geste courtois au
pathologiste, jugeant que quelqu’un qui se fait assommer par un marteau
n’est pas sain d’esprit.
Le
pathologiste ne saurait pas non plus s’en sortir, puisqu’en fait Steinherz a agi de façon logique, hyperlogique. Il laisserait l’affaire à la
littérature policière, et celle-ci la passerait au poète.
Le poète, raisonnant que Jókai est déjà mort,
renverrait tout le paquet avec des remerciements.
Ce
Steinherz a vraiment fait quelque chose qui
n’est pas simple. Impossible de caser son affaire dans aucun genre, si
nous voulons la sauver de l’oubli au-delà de la sensation du jour.
Ou
plutôt…
Je
viens de trouver où je peux la caser.
Ici.
Dans cette rubrique.
C’est
ici sa place.
Az Est, le 12 avril 1931.