Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PROMENADE DE FRIGYES KARINTHY
Socrate
à
Très juste, mon cher Platon, on peut y aller, si cette
présentation pour la presse commence effectivement à onze heures.
Nous en discuterons en route dans l’omnibus : est-il correct, est-il
bon de revisiter le marché international où se confrontent les
descendants des Macédoniens, Thraces, Scythes, Perses et même
Gaulois et Ibères, pour proposer leurs marchandises aux peuples de notre
monde connu. Les sophistes, auxquels je n’ai jamais prétendu
appartenir, ce sont des gens trop intelligents et trop cultivés pour
moi, aiment parler avec mépris de la plèbe qui se plaît
dans le charivari du marché ; ils discutent des conditions de la
vertu, retirés dans un coin silencieux du café Akadémon. Mais nous, chercheurs modestes et curieux
du monde inconnu, nous savons déjà que le connais-toi toi-même ne serait jamais possible sans
connaître le monde, et c’est pourquoi je pense que nous avons eu
raison d’accepter l’invitation d’Antalos
Éberos[1], sage
président de
Antal
Éber et Pál
Magyar parlent, mon cher Platon, avec clarté et intelligence des
difficultés auxquelles l’industrie hongroise a dû faire face
dans la grave situation économique présente, pour mettre sur pied
cette plaisante exposition. Ils ont sans aucun doute raison aussi en ce que Bud[2], pontife du
commerce, et Sipőcz, père aimant de notre
cité, n’ont pas épargné travail et efforts et
soutien financier, pour qu’en dépit de la mauvaiseté des
temps, cette manifestation spectaculaire soit encore mieux réussie que
celle de l’année dernière. Ils font savoir symboliquement
que la confiance dans l’avenir, la foi et la volonté doivent
croître de façon inversement proportionnelle à cette
décadence et les obstacles qui en découlent – et
qu’aussi le soutien de la presse joue un rôle important dans la
préparation des temps meilleurs tant souhaités et tant
espérés. Je t’envie presque, mais en tout cas je
t’admire respectueusement, mon cher Platon, toi qui, journaliste,
t’es attelé à une tâche aussi considérable.
Moi, palabreur inutile, que pourrais-je donc faire ? Je médite, et
je tâche d’épicer le labeur de ton travail créateur
de quelques notes en marge, quelques mots amusants et pensées modestes,
toi qui notes professionnellement en détail ce que présentent
certains braves Budapestois, et en particulier mon très estimé
ami Hollósy, secrétaire de
Tu
dis, mon cher Platon, que le monde a changé depuis les foires
d’Athènes. Tu demandes où sont les navigateurs carthaginois
avec leurs poissons trempés dans le miel, où sont les
commerçants de Suza qui apportent leurs tapis
du lointain Orient, où sont les artisans de Persépolis, les
marionnettistes de Knossos vendeurs d’antiquités,
les marchands de papyrus d’Égypte et d’Halicarnasse, et du
même endroit cet aimable Hérodote qui lit des extraits de son
chef-d’œuvre en préparation ? Cet âge d’or
primitif s’est évanoui, tu n’en aperçois même
plus les vestiges, ce temps le plus moderne est celui de la technique et de la
compétition économique.
Tu
as peut-être raison, mon cher Platon, mais il est possible que tu te
laisses emporter à des jugements trop précipités par ces
jolis mots choisis de notre époque. Moi qui ai parcouru cet autre marché et qui maintenant
déambule à tes côtés pour visiter l’enfilade
des pavillons, je ne sens pas aussi étranger et incompréhensible
ce que je vois autour de moi, comme tu pourrais le supposer à une
distance de deux millénaires et demi. L’essentiel a
été préservé, seule la forme a changé, et si
tu y prêtes attention, tu retrouveras avec joie dans la multitude des
choses un chapelet de ces chers souvenirs de notre enfance.
Il
est vrai que l’aspect extérieur des pavillons serait inimaginable
à une autre époque qu’en l’an 1931 de notre
ère – c’était différent l’an dernier et
ce sera encore autre l’année prochaine. C’est le dernier Bauhaus allemand, il a surpassé
les neiges d’antan de
Le
bâtiment crie, hurle presque, sa vocation – imagine une ville dans
laquelle l’usine de tabac aurait la forme d’un cigare, un Zeppelin
qui aurait jeté l’ancre, où l’école
ressemblerait à un livre ouvert, le café à une tasse
géante avec des fenêtres, et une coupole imitant une montagne de
crème Chantilly, une cuiller serait le mât, une soucoupe en
porcelaine les fondations – imagine une caserne évoquant les
contours d’une bouche à feu, ou un palais de la paix, sous les
ailes déployées d’une colombe. Puis, une fois que tu as
imaginé toutes ces étrangetés, et tu les vois ici, devant
toi, comprends que l’aspect extérieur qui s’autoproclame
n’est nullement une nouveauté, pas même en architecture. L’église du moyen âge
chrétien bâtie en forme de
croix ne clame-t-elle pas sa propre vocation, de même que la
mosquée tournée vers
Tout
ce qui existe aujourd’hui, a jadis existé, mon cher Platon.
L’évolution du monde n’est pas rédemption et transformation de l’ancien, mais
enrichissement : corps et âme devenant de plus en plus complexes,
fins, riches, ne renient pas mais portent
en eux leur origine, la première cellule tout autant que la
dernière. Regarde, le Bauhaus,
Et
tu peux as beau apercevoir ici les moyens de la solution définitive des
transports, l’avion et l’automobile de rêve et la maison de
week-end qui se construit en dix minutes et le canot à moteur – un
peu plus loin on vend des brouettes, semblables à celle avec laquelle le
paysan hellène transportait sa maisonnée chez lui après la
journée de labeur : elle a des acheteurs, tout comme la
motocyclette. Au pied des machines à tisser et des machines à
laver à puissance vertigineuse on vend des aiguilles à coudre et
des fils et du savon dans un stand voisin ; et la dernière
innovation qui fait qu’on n’est plus obligé d’enfiler
le fil dans l’aiguille comme le faisait la femme de l’homme
néolithique il y a vingt mille ans – on peut l’enfiler par
le haut, ce qui épargne deux secondes, ni plus ni moins – compte
pour une très grande innovation.
Et
ainsi la découverte la plus fondamentale, mon cher Platon, la plus
instructive, n’est tout de
même pas celle que l’on expérimente dans le monde
extérieur depuis deux mille cinq cents ans, mais c’est celle qui
te surprend, pris de vertige, et tu ne sais pas où donner de la
tête – la découverte que tu as su rester un enfant dans
l’âme, avec une curiosité, une avidité, un
enthousiasme et des projets non pour deux millénaires et demi mais pour
trente millénaires.
N’as-tu
pas remarqué cela, mon cher Platon ?
C’est
l’âme immortelle de l’enfant qui ressuscite en nous dans
toutes les foires, mais particulièrement dans le riche panorama de
celle-ci. C’est de là que viennent cette excitation et cette
gaîté que l’on ne peut comparer à rien et qui nous
tiraille d’un stand à l’autre, inlassablement.
Autrefois,
dans l’atmosphère calme de ces promenades
péripatétiques, j’avais le sentiment que le plus beau mode
de vie était la douce contemplation, berçant dans notre cœur
l’espoir des champs élyséens, loin du monde et de ses
inanités. Mais ici jaillissent d’autres sources cachées.
Chaque
étal allume dans ton âme une nouvelle lumière, les vitrines
font étinceler chaque fois une autre facette de ce cristal
tournant : tes désirs que tu ignorais toi-même.
Voici
le pavillon de balnéothérapie.
Qu’ils
sont beaux, ces panoramas théâtralement éclairés,
copies réduites de bains très aimés – tu
abandonnerais toute cette exposition et courrais à la piscine à
vagues, à la plage de Csillaghegy ou sur la
rive du Balaton, vivre une vie idyllique, nu comme les anciens pasteurs dans
les bosquets d’Agricola. La publicité a raison : laisse
là tes soucis, n’hésite plus, ne perds pas une minute
– la santé avant tout, la vie naturelle, bain de soleil, grand
air, le reste n’est que futilités, tensions sociales, frac et
smoking, bals, soirées, parlementarisme, coquetterie féminine,
sexe, lutte pour la vie…
En
revanche… Mais aussi…
Mais
aussi, elles sont incroyablement belles toutes ces soies et dentelles ici dans
la nef principale de
Ou
plutôt…
Ce
ne sont plus tellement les plaisirs que plutôt le travail qui rend belle la vie… regarde les halles de la métallurgie, ces machines gigantesques.
C’est de cela que tu as rêvé, n’est-ce pas, de
l’effort surhumain, de la sueur rafraîchissante qui coule à
flots de ton front, afin de sanctifier le but de toute vie :
l’Œuvre immortelle,
l’Homoncule meilleur que l’homme, l’homme futur,
Pourquoi
n’as-tu pas choisi de devenir ingénieur, physicien, savant,
navigateur, puisque c’est de tout cela que tu as rêvé
enfant ?
Ou
bien…
Ou
bien c’est tout de même Épicure qui était dans le
vrai…
Ne
sens-tu pas les délicats fumets qui te parviennent au nez dans le
pavillon de l’industrie agroalimentaire ? Des conserves, des
poissons, des fromages, des confitures, des charcuteries de toutes
sortes… du café odorant, de la bière mousseuse
(illustrée par son évolution depuis six mille ans), des vins
divins, la pâtisserie (elle célèbre aussi son
jubilé) – ce culte très ancien n’est-il pas aussi le
plus aristocratique ? Comment était déjà le conte des
membres et l’estomac ? Les premiers organes n’ont
été ni l’œil, ni l’oreille, ni le cerveau, ni
même les griffes et les dents guerrières, et pas même ceux
de l’amour conduisant à une impasse – ils ont
été l’estomac, les
gencives et la bouche… L’aliment et la boisson constituent
notre premier contact avec toi, monde extérieur cruel et
indifférent, le festin divin qui nous accompagne du berceau
jusqu’à la tombe, au contraire des autres, l’ambition, la
lutte, le succès, les amis félons qui t’abandonnent en
cours de route…
Edite, bibite, ante mortem…[3]
Mais
voyons, tout cela n’est que fantasmagories, l’essentiel c’est
que l’homme n’est ni une fougère, ni un chou attachés
à la glèbe, mais un être libre de ses mouvements et de sa
volonté.
Cette
pensée m’est venue à l’esprit au pavillon turc
où j’avais pour guide un effendi
parlant bien le hongrois (c’est curieux comme les peuples orientaux
prononcent bien notre langue). C’est une propagande incroyable que
développe la nouvelle Turquie et son rédempteur, Kemal pacha,
dont la statue immense trône au milieu du pavillon et dont
l’intelligent visage européen apparaît sur la couverture de
tous les prospectus. Ils ont consacré un cahier séparé en
hongrois à chacun de leurs articles industriels – ils offrent
à l’Europe du café et des figues et des cigarettes et des
tapis et des pantoufles et des noisettes.
Il
faut aller en Turquie, écrire des articles et des livres sur cet
étrange monde onirique, sur cette nation qui vient seulement de se
réveiller et, se trouvant en Europe, réalise brusquement
qu’elle appartient à l’Europe…
Mais
il faut se rendre aussi en Amérique du Sud et en Afrique du Sud, parce
que celles-ci aussi nous ont fait signe et prouvent leur existence avec toutes
sortes de fruits exotiques, en propre ou figurés, ce n’est pas Kogutowitz[4] qui les a
inventés pour embêter les lycéens…
Il
faudrait s’y rendre, puisqu’on ne vit qu’une fois et nous ne
connaissons pas suffisamment notre lieu d’habitation, ce petit
globe…
Alors
tu vois, mon cher Platon, c’est ce que je voulais te dire… le temps
qui a passé n’est pas si long… il est même trop court
en regard de nos désirs et de nos espoirs… Tu aurais
cherché en vain cette Foire Internationale sur le marché
d’Athènes, mais tu retrouves le marché
d’Athènes ici !... Le pavillon de
La
moralité à tirer, mon cher Platon ?
Je
ne peux pas dire autre chose que ces quelques mots pitoyables et
inacceptables : la vie est courte.
Pendant
que nous déambulons vers chez nous, c’est ce que je ressens
fortement – elle est courte, même la mienne qui ressuscite depuis
deux mille cinq cents ans, pour porter un regard curieux sur le marché
multicolore de
Az Est, le 10 mai 1931.
[1] Antal Éber (1874-1950). Économiste, homme politique. Pál Magyar (1895-1969). Agronome hongrois.
Azestos : pour le journal Az Est.
[2] János Bud (1880-1950). Ministre du commerce. Jenő Sipőcz (1878-1937). Maire de Budapest.
[3] Mangez, buvez, avant de mourir…
[4] Manó Kogutowitz (1851-1908). Géographe, cartographe.