Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA MONTAGNE ACCOUCHE

Me voici expert dans l’affaire Mickey

Hier soir on m’a passé un mot selon quoi je devais me présenter à onze heures au tribunal où je serais auditionné en tant qu’expert, désigné par la partie demanderesse. Qui est cette demanderesse et ce que je devrais expertiser et à quel sujet, ce n’était pas précisé sur la convocation, ce qui d’une part m’inquiétait et d’autre part flattait ma vanité. Manifestement le tribunal faisait confiance à mes compétences de polygraphe recouvrant toutes les branches des sciences et des arts, il comptait sur moi : quel que soit le problème qui viendrait sur le tapis, moi je serais à ma place et je ferais face. Mais il était aussi possible qu’il veillât sur moi en tant que spécialiste pour que je ne connaisse pas le dossier du jour, et que je ne puisse pas m’entretenir avec d’autres experts qui risqueraient de m’influencer : surtout aucun conciliabule, aucun signe de connivence. Pour mieux examiner mes compétences d’expert le tribunal procédait de la même façon qu’à l’oral de mon baccalauréat où j’ai également reçu la question sous enveloppe fermée, directement avant mon passage, ce pauvre Gárdos m’aurait volontiers soufflé, mais je ne pouvais pas lui faire savoir quelle était ma question.

 

Évidemment, comme cela se produit dans ces cas-là, c’est justement le livre qui aurait pu être utile que je n’ai pas pensé ouvrir : la grande zoologie de Brehm, le volume des mammifères inférieurs. Mais comment aurais-je pu deviner que l’honorable tribunal devait statuer dans une affaire de sciences naturelles. J’avais bien songé une seconde à Péter Kürten[1], il aurait peut-être commis une sale affaire à Pest aussi, et j’aurais pu produire une expertise détaillée sur cette question, mais à ma connaissance Brehm n’a pas encore traité du si populaire Monstre dans ses volumes.

 

L’audience venait de commencer quand je suis arrivé au tribunal, pris d’un léger trac.

Il s’avéra que c’était déjà la troisième audience de la même affaire. Aux deux premières ils n’étaient pas arrivés à se mettre d’accord, c’est pourquoi il fallait faire appel à un expert. Le premier litige concernait les frais de procès – il me semble que ça se montera à trois ou quatre cents pengoes, aucune des parties ne veut lâcher persuadée que l’autre perdra, alors elle n’aura qu’à payer.

Le juge m’autorise à rester dans la salle, et ainsi, après une demi-heure d’écoute attentive, la tragédie qui s’était produite s’est présentée devant moi dans tout son éclat.

Il s’est produit, figurez-vous, que la partie demanderesse, éminent avocat budapestois, est allée au cinéma avec un ami, il a regardé le spectacle jusqu’au bout, puis s’est rendu au guichet pour qu’on lui rembourse le billet sous prétexte que le court-métrage de Mickey qui figurait sur l’affiche n’a pas été projeté, pourtant s’il était allé au cinéma c’était pour voir Mickey qu’il aime beaucoup.

La direction avait déclaré qu’ils ne remboursaient pas le billet parce que d’une part le Mickey n’était pas si fermement programmé, et d’autre part si la demanderesse n’était venue que pour lui, pourquoi avait-elle assisté jusqu’à la fin à la séance, alors qu’il est notoire que Mickey passe habituellement au début, ce à quoi la demanderesse réplique dans sa troisième requête qu’elle n’est pas censée le savoir, et même si elle l’avait su, cela ne serait pas une preuve, étant donné que l’ordre de passage des films ne figurait pas sur l’affiche, par conséquent elle, tout au moins en principe, du point de vue des circonstances, pouvait légitimement espérer jusqu’à la dernière seconde que Mickey serait projeté ; sur quoi c’est la défenderesse qui souhaite prouver dans sa quatrième requête, en y annexant cinq cent quatre-vingt-dix-neuf exemplaires d’affichettes et de programmes, que l’ordre de passage des films faisait bel et bien l’objet d’indications sinon numériquement, mais au moins spatialement, ce qu’au demeurant les témoins cités pourront prouver.

Si je vous relate tout cela aussi brièvement et simplement, abusant de l’intérêt et de l’excitation palpitante du lecteur, c’est parce que, comme je l’ai déjà mentionné, toutes les données sur ce grand procès ne faisaient que tourner autour des circonstances factuelles et ne touchaient pas à l’essentiel, la question des principes, question qui détient dans cette affaire une importance décisive pour le destin et le procès. Aussi bien la défenderesse que la demanderesse avaient aligné ces points de vue dans leur requête préparatoire à la présente audience, et c’est ici que mon rôle commence.

Après une pause brève, pendant que fusent des remarques mystérieuses, des chuchotements et des feuilletages de dossiers, tant de la part des juges que des parties, leurs avocats et leurs témoins, le silence règne dans la salle, seul s’entend le bruit monotone de la demoiselle sténodactylo – le juge relève soudainement la tête et m’appelle par mon nom.

J’avance. Je me racle la gorge et baisse les yeux. Il me traverse encore l’esprit que je n’ai pas révisé mon algèbre et… zut, où il est ce Gárdos… puis suit une nouvelle surprise.

Le juge m’invite à me poser la main sur le cœur.

Et à répéter après lui.

Avant de pouvoir regagner mes esprits, ou que ma conscience ait pu exécuter le travail solennel et inspiré de l’introspection, je répète déjà après lui, la main sur le cœur, que moi, untel et untel (ici il faut dire mon nom, c’est assez inconfortable) je jure sur le Dieu vivant que je répondrai aux questions posées selon mon avis et mon opinion vrais et sincères mon meilleur savoir et mes meilleures connaissances, dans cette affaire… comment la nommer… affaire Mickey.

La prestation de serment m’épuise. Si au moins je pouvais m’asseoir, mais personne ne m’y invite. Même à mon mariage je n’ai pas été aussi impressionné. Le plus volontiers je couinerais comme ce cher Mickey au sujet duquel je devrai maintenant développer mon expertise, seulement j’ignore encore dans quel sens.

Bientôt je reçois la première question. Elle est posée par le tribunal lui-même, dans le sens de la requête de la demanderesse.

L’expert, un homme cultivé, doit déclarer si la vue du dessin animé connu sous le nom de Mickey contribue ou non au développement de la culture du spectateur à un degré suffisant, pour que sa privation représente un dommage sérieux pour celui qui en a été privé.

Je conçois sur-le-champ l’importance juridique de la question. Si je nie le rôle de Mickey dans la préparation de l’avenir de l’éducation de l’humanité, je scie la branche sur laquelle la demanderesse est assise, car dans ce cas la perte qu’elle a subie n’est pas suffisante pour exiger le remboursement de son billet. Mais si je démontre que sans Mickey, on ne peut même pas imaginer une vie humaine assez intelligente pour qu’elle en vaille la peine, au sens que Kant donne au terme, Kant qui n’a peut-être pas explicité, mais en tout cas a permis de supposer que Mickey serait a priori une forme intégrante de notre vision du monde, alors c’est pour la défenderesse que ça sent le roussi, parce qu’elle n’a pas fait projeter Mickey.

Heureusement je comprends bien sûr que je n’ai rien à voir dans le volet juridique – que mon expertise est indépendante, elle est au-dessus de tout intérêt. Le serment que j’ai prêté m’oblige et aussi m’autorise à me débarrasser des sympathies et des antipathies. Le Tétrarque[2], tu as prêté serment, j’entends le chuchotement ironique de Salomé.

Allons-y donc. Soyons objectifs.

J’entreprends un exposé concis. Tout d’abord je dissèque la notion de culture. Selon mon meilleur savoir et ma meilleure connaissance je constate que nous avons l’habitude de distinguer dans la vie une culture générale et une culture non générale, en d’autres termes une culture spécialisée. La première comprend tout ce qui conditionne un rôle à jouer dans la société, dans la vie sociale, une connaissance des livres, du théâtre, des produits modernes de la culture. La culture générale signifie que je ne suis pas contraint de me taire quand il s’agit d’un sujet que la plupart des gens connaissent et aiment, comme Mickey. Il en va autrement en matière de culture spécialisée, très honoré tribunal. Pour un savant naturaliste, ou même un artisan qui a fait son métier de la représentation de la nature, que l’on a coutume de qualifier d’artiste, la présentation d’un rongeur tel que la souris Mickey n’est probablement pas indifférente, pas même du point de vue de sa recherche. Par ailleurs, si nous prenons par exemple le cas d’un avocat, c’est par le sujet du dossier du demandeur se trouvant devant nous que je peux illustrer que du point de vue du développement de sa culture spécialisée il peut arriver, étant donné que c’est justement de cette façon qu’il exerce et développe sa culture d’avocat (ne l’oublions pas : c’est en forgeant qu’on devient forgeron !), qu’il soit privé de la possibilité de regarder Mickey, et il peut ainsi formuler sous forme juridique son dommage supposé.

Lorsque j’en arrive là, le juge qui jusque-là m’avait écouté attentivement, à la suite de certains gloussements perçus dans le public, m’interrompt et m’invite à plus de concision. Comme je ne me laisse pas influencer, c’est lui-même qui commence à dicter au greffier un condensé de mon intervention. Je proteste, car personne ne peut exprimer ce que j’ai à dire aussi clairement que moi. Alors le juge, pris d’impatience, s’abstient de questions ultérieures, ce qui me surprend sincèrement car j’y ai pris goût. Après nous être mis d’accord sur mes honoraires d’expert (en tout cas je demande cent pengoes), on me permet de disposer.

J’ai appris par la suite que l’audience a été suspendue car la partie défenderesse (qui apparemment n’a pas dû être contente de moi) demande l’audition d’un expert de cinéma, autrement dit un expert spécialiste spécialisé.

Sur le chemin du retour chez moi j’ai croisé une de mes connaissances qui revenait de Madrid, où hier la rumeur s’est répandue que le Mont Gellért est un volcan et entre en éruption.

 

Pesti Napló, le 26 avril 1931.

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[1] Peter Kürten : Le vampire de Düsseldorf.

[2] Philippe le Tétrarque, premier mari de Salomé.