Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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MICKEY

Un grand humoriste

8-Mickey la nuit j’ai éclaté de rire en dormant. Cela ne m’arrive pas souvent. Dans un demi-sommeil, en m’éveillant, j’ai pu rattraper des bribes de mon rêve : j’étais un personnage de film, sur un grand drap, une ombre gesticulant dans un plan, je courais péniblement d’un arbuste à l’autre dans une jungle, j’étais poursuivi par des tigres et par des Anglais en shako blanc. J’étais conscient que le plus simple aurait été de faire un pas en avant ou en arrière pour quitter ce monde de sorcières, mais ce n’était pas possible, j’étais comme collé à la toile, vivante décalcomanie. Alors, à la dernière seconde, sentant déjà l’haleine du fauve derrière mon cou, je me suis aperçu que mes cheveux dressés de peur s’allongeaient vers le ciel et s’épaississaient, ils se sont rangés droit côte à côte formant une cage qui a aussitôt entouré le tigre et s’est refermée sur sa tête, le rendant inoffensif. À ce moment Mickey est apparu sur le toit de la cage, l’espiègle Mickey des films, il couinait ironiquement face au tigre rugissant, et s’est mis à jouer des barreaux de la cage comme d’une harpe, et alors la cage et le tigre, et moi aussi nous nous sommes mis à danser.

 

Maintenant, par gratitude parce que tu m’as fait rire dans la prison des  peurs et des fautes dissimulées et des angoisses et refoulées, au fond de ma "conscience inférieure", Mickey, bonne humeur incarnée, imagination saine, défi au monde de la mauvaise humeur, permets-moi de te consacrer une page, entre deux assassinats, trois cambriolages, huit déclarations de politique internationale et quelques projets à la Laputa rédempteurs du monde. Par gratitude et en hommage, comme ça, parce que j’ai pensé à toi. Je ne suis sous contrat avec aucune entreprise cinématographique, ni agence, ni prêteur de films, personne ne m’a chargé de rien, je ne fais ni réclame ni propagande, je ne touche pas de pourcentage, je ne compte pas sur la reconnaissance des milieux spécialisés, je n’attends pas de câble de New York de Messieurs Cukor ou Miller, ni commande, ni adaptation, ni copyright, je n’ai même pas traduit mon article en anglais, j’ignore quelle est la Film Corporation qui distribue Mickey pour qu’elle note le "service utile" que j’aurai rendu à la vente de ce produit industriel.

 

Juste comme ça, de moi-même, gratuitement et sans contrepartie, pour mon propre plaisir, je fais savoir le grand bien qu’il m’a fait : parmi les bousculades, les compétitions et les gesticulations d’une des plus grandes batailles industrielles du monde, celle de l’industrie cinématographique, dans le tumulte des chars de films, des bombes de films, des gaz de films et des films larmoyants ou à faire grincer le diaphragme, brusquement, par un caprice souriant du bon Dieu, un grand talent est né, un pur génie, tel qu’il en naît rarement ; mais si cela arrive, ce n’est pas la conséquence de quelque cause extérieure – cela n’arrive pas parce que des "grandes possibilités" se seraient réalisées grâce au "progrès technique". Celui qui a inventé et qui fabrique les dessins animés de Mickey, aurait été aussi quelqu’un cinquante ou soixante-dix ans plus tôt, de la même façon que l’ont été dans le domaine des arts graphiques Daumier ou Wilhelm Busch en leur temps. Ce nouveau grand maître de l’humour et du comique ne doit pas son succès exceptionnel à ses moyens, mais uniquement à son merveilleux talent artistique, original et à lui seul, à l’instar de n’importe lequel des anciens qui n’avaient qu’un crayon et un bout de papier à leur disposition. Et la merveilleuse exploitation des nouveaux moyens riches et puissants découle tout autant de son talent personnel et sans en dépendre aucunement, que celle découlant des moyens plus modestes de ses prédécesseurs. Ce n’est pas le cinéma qui a libéré ce talent, mais c’est le talent qui a fait germer du cinéma un univers entier que le monde, le public de la terre entière, connaît et célèbre en flots de rires inextinguibles.

 

Quels sont au juste ces moyens ?

Par un travail assidu et minutieux, il s’agit de construire graphiquement des événements de façon à  créer sur l’écran un mouvement cohérent.

C’est un vieux truc dont beaucoup ont usé depuis l’invention de la cinématographie, et ce n’est pas dans la technique mais dans l’esprit que l’auteur des Mickey lui a donné un rayonnement admirable.

Il a saisi l’essence du comique, ce qui y est enfantin et éternel : le fantastique.

Il a découvert une technicité comique et continue plus riche et plus variée que tout phénomène vivant imaginable : des traits mécaniques qui se comportent comme s’ils étaient de vrais personnages, la possibilité de la réalisation d’un désir libre qui se débarrasse des lois limitatives. Il a créé un monde, un nouveau jardin d’Éden, avec des lignes simples, un monde par rapport auquel la réalité mouvementée paraît machinale, pauvre et balourde.

Si Darwin était un créateur, non le découvreur mais l’inventeur des lois de la vie, dans ce cas Mickey pourrait légitimement dire qu’il applique ses lois dans la pratique plus habilement et plus astucieusement que son excellent maître, l’Homme. La girafe est un animal étrange, or l’explication de son étrangeté réside dans ce qu’autrefois elle était un animal aux proportions aussi normales que le lama ou le cheval, mais elle a été obligée de rallonger son cou pour attraper les feuilles de palmier suspendues  trop haut. Cette explication claire et acceptable perd beaucoup de son intérêt, de sa drôlerie, pour ainsi dire de son charme, si l’on sait que la girafe a eu besoin de nombreux millénaires pour y parvenir. Mais également, si les circonstances changeaient autour d’elle et les feuilles de palmier poussaient sur des arbustes bas, elle aurait du mal à refaire rapidement le chemin inverse. La loi de la "sélection naturelle" est astucieuse, mais il lui est parfois difficile de s’exprimer. Mickey, lui, a trouvé une solution beaucoup plus radicale pour exercer l’ingénieuse idée de la création. Chez lui "l’adaptation au milieu" n’est pas un principe, la méthode de l’âpre lutte pour la vie en bute à des obstacles, mais une recréation constante, incessante, jamais ralentie, s’adaptant aux circonstances. Mickey n’attend pas dix mille ans si les dattes poussent un peu plus haut qu’avant. Il lui suffit d’un instant pour rallonger son cou de girafe, pour se pousser, s’il faut, des ailes, des dents, des griffes, qui "seraient utiles" pour un être normal : pour lui si "une chose serait utile" alors "qu’elle soit". Il n’a pas besoin non plus d’aller chez le voisin chercher des moyens pour exprimer ses passions ou pour parer à d’éventuelles insuffisances : ce ne sont pas ses joies et ses chagrins que Mickey adapte à ses données physiques, mais ce sont ces données qu’il adapte à ses désirs et à ses exigences. Si son personnage ne s’avère pas suffisamment élastique, il emprunte simplement des capacités cachées dans son milieu inerte, averti par des signes extérieurs. C’est ainsi qu’il crée un orchestre wagnérien avec des ustensiles de cuisine, ou des petits cochons stridents, la queue du chat, s’il veut projeter sa douleur orageuse. C’est ainsi que dans sa joie il fait danser les montagnes, les maisons, les arbres et les étoiles, autant de servants obéissants, bien domptés de ses humeurs. Le monde de Mickey est celui de la liberté et du pouvoir illimité, et il doit pourtant être un monde humain parfait, sans qu’il y manque le charme de la gaucherie et de la maladresse qui éveillent la pitié. Mickey est puissant et immortel comme les dieux, sans cesser de pouvoir être aussi une petite souris tremblante et frémissante, sinon où irait-il trouver le plaisir de la libération et de la rédemption ?

Mickey est demi-dieu légendaire des souris – un Übermouse, créé tout autant que l’Übermensch par la philosophie et la spéculation. Mais ce ne sont pas des dogmes et des sciences qui ont donné un fondement à cette philosophie et à cette spéculation, c’est l’imagination ludique, germée d’une rêverie joyeuse et d’éclatants désirs.

 

L’enfant qui joue transforme le monde en un jouet, les vivants comme les morts. Nous, enfants adultes, continuons volontiers si nous pouvons.

Mickey a franchi un pas nouveau. Il a promu son milieu, les créatures, mobiles ou non, du ciel et de la terre, de jouets en camarades de jeu.

Ciel et terre enchantés, jouent avec lui, participent à sa ronde.

Je cite un détail bref comme un éclair – dans le flot vertigineux des dessins le public ne s’en est peut-être pas aperçu, ça n’a duré qu’un instant.

Des instruments de musique courent, ils veulent venger Mickey que le patron a jeté dehors parce qu’il a donné une sérénade. De vieux violons, des violoncelles, des trompettes courent dans un long alignement.

Au milieu d’eux un piano.

Celui-ci court bien sûr sur ses trois pattes, en grinçant de son dentier de touches de clavier. Mais même comme cela, il claudique manifestement. J’essaye de mieux observer pour comprendre la cause de cette claudication.

L’une des jambes du piano est en bois.

Comprenez bien : en général, tous les pieds d’un piano sont en bois. Et c’est un piano ordinaire, on peut donc supposer que bien qu’il coure, il est entièrement en bois. Mais si c’est un jouet, qu’il soit un jouet. La circonstance qu’habituellement les trois pieds d’un piano sont en bois, ne peut pas priver le piano du droit dont jouissent les autres êtres vivants, de porter une jambe artificielle si ça lui plaît : ce n’est pas de sa faute, il ne peut pas être puni pour autant, être exclu du rang des vivants, parce que par hasard on fabrique les prothèses de jambe aussi en bois. Cette jambe artificielle qu’on lui a posée, il faut donc l’interpréter de façon que ce piano, en plus d’avoir les trois pieds en bois, un des trois est un pied de bois qui est en bois, pour éveiller compassion et pitié dans nos cœurs pour ce cher vieux piano invalide.

À partir de ce petit détail on peut comprendre l’univers de Mickey.

Ce ne sont pas des défigurations d’une tête écervelée – l’adjectif "grotesque" ne caractérise pas du tout l’art de Mickey. Au pays des fées où se déroule l’action, règnent des lois sages et intelligentes : le trait principal de ce royaume est la solidarité, l’affection et l’entraide. Ici tout veut ressembler à la Norme et non en différer, à l’étincelle de Dieu que ce dernier a par hasard placé dans l’homme – c’est pourquoi tout objet mort ou vivant sent et agit à la manière des hommes.

L’Homme en tant que centre est plus important ici, que les lois ennuyeuses de la biologie des savants naturalistes.

Si un piano se comporte à la façon des humains, s’il est fier et orgueilleux, rancunier ou compréhensif – alors il est digne de participer à toutes les joies et tous les chagrins de l’homme.

Et aussi à ses rêves les plus rafraîchissants, les plus extravagants.

Or au pays des rêves, au pays des fées, au pays de l’imagination, au pays des hommes, un pied de bois en bois n’est pas la loi générale, c’est juste une possibilité, un cerceau de fer en bois si vous voulez – car dans ce pays ce n’est pas la Nature qui règne mais c’est l’homme, selon les lois divines de la gaîté et de la bonne humeur.

C’est ce qu’a découvert ce nouveau grand humoriste dont sur le moment j’ignore même le nom.

 

Pesti Napló, le 31 janvier 1931.

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