Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MICKEY
Un grand
humoriste
a nuit j’ai
éclaté de rire en dormant. Cela ne m’arrive pas souvent.
Dans un demi-sommeil, en m’éveillant, j’ai pu rattraper des
bribes de mon rêve : j’étais un personnage de film, sur
un grand drap, une ombre gesticulant dans un plan, je courais
péniblement d’un arbuste à l’autre dans une jungle,
j’étais poursuivi par des tigres et par des Anglais en shako
blanc. J’étais conscient que le plus simple aurait
été de faire un pas en avant ou en arrière pour quitter ce
monde de sorcières, mais ce n’était pas possible,
j’étais comme collé à la toile, vivante
décalcomanie. Alors, à la dernière seconde, sentant
déjà l’haleine du fauve derrière mon cou, je me suis
aperçu que mes cheveux dressés de peur s’allongeaient vers
le ciel et s’épaississaient, ils se sont rangés droit
côte à côte formant une cage qui a aussitôt
entouré le tigre et s’est refermée sur sa tête, le
rendant inoffensif. À ce moment Mickey est apparu sur le toit de la
cage, l’espiègle Mickey des films, il couinait ironiquement face
au tigre rugissant, et s’est mis à jouer des barreaux de la cage
comme d’une harpe, et alors la cage et le tigre, et moi aussi nous nous
sommes mis à danser.
Maintenant, par gratitude parce que tu m’as fait
rire dans la prison des peurs et
des fautes dissimulées et des angoisses et refoulées, au fond de
ma "conscience inférieure", Mickey, bonne humeur
incarnée, imagination saine, défi au monde de la mauvaise humeur,
permets-moi de te consacrer une page, entre deux assassinats, trois
cambriolages, huit déclarations de politique internationale et quelques
projets à
Juste comme ça, de moi-même, gratuitement
et sans contrepartie, pour mon propre plaisir, je fais savoir le grand bien
qu’il m’a fait : parmi les bousculades, les
compétitions et les gesticulations d’une des plus grandes
batailles industrielles du monde, celle de l’industrie
cinématographique, dans le tumulte des chars de films, des bombes de
films, des gaz de films et des films larmoyants ou à faire grincer le diaphragme,
brusquement, par un caprice souriant du bon Dieu, un grand talent est
né, un pur génie, tel qu’il en naît rarement ;
mais si cela arrive, ce n’est pas la conséquence de quelque cause
extérieure – cela n’arrive pas parce que des "grandes
possibilités" se seraient réalisées grâce au
"progrès technique". Celui qui a inventé et qui
fabrique les dessins animés de Mickey, aurait été aussi
quelqu’un cinquante ou soixante-dix ans plus tôt, de la même
façon que l’ont été dans le domaine des arts
graphiques Daumier ou Wilhelm Busch en leur temps. Ce
nouveau grand maître de l’humour et du comique ne doit pas son
succès exceptionnel à ses moyens,
mais uniquement à son merveilleux talent artistique, original et
à lui seul, à l’instar de n’importe lequel des
anciens qui n’avaient qu’un crayon et un bout de papier à
leur disposition. Et la merveilleuse exploitation des nouveaux moyens riches et
puissants découle tout autant de son talent personnel et sans en
dépendre aucunement, que celle découlant des moyens plus modestes
de ses prédécesseurs. Ce n’est pas le cinéma qui a
libéré ce talent, mais c’est le talent qui a fait germer du
cinéma un univers entier que le monde, le public de la terre
entière, connaît et célèbre en flots de rires
inextinguibles.
Quels sont au juste ces moyens ?
Par un travail assidu et minutieux, il s’agit de
construire graphiquement des événements de façon
à créer sur
l’écran un mouvement cohérent.
C’est un vieux truc dont beaucoup ont usé
depuis l’invention de la cinématographie, et ce n’est pas
dans la technique mais dans l’esprit
que l’auteur des Mickey lui a donné un rayonnement admirable.
Il a saisi l’essence du comique, ce qui y est enfantin et éternel : le
fantastique.
Il a découvert une technicité comique
et continue plus riche et plus variée que tout
phénomène vivant imaginable : des traits mécaniques
qui se comportent comme s’ils étaient de vrais personnages, la
possibilité de la réalisation d’un désir libre qui
se débarrasse des lois limitatives. Il a créé un monde, un
nouveau jardin d’Éden, avec des lignes simples, un monde par
rapport auquel la réalité mouvementée paraît
machinale, pauvre et balourde.
Si Darwin était un créateur, non le
découvreur mais l’inventeur des lois de la vie, dans ce cas Mickey
pourrait légitimement dire qu’il applique ses lois dans la
pratique plus habilement et plus astucieusement que son excellent maître,
l’Homme. La girafe est un animal étrange, or l’explication
de son étrangeté réside dans ce qu’autrefois elle
était un animal aux proportions aussi normales que le lama ou le cheval,
mais elle a été obligée de rallonger son cou pour attraper
les feuilles de palmier suspendues
trop haut. Cette explication claire et acceptable perd beaucoup de son
intérêt, de sa drôlerie, pour ainsi dire de son charme, si
l’on sait que la girafe a eu besoin de nombreux millénaires pour y
parvenir. Mais également, si les circonstances changeaient autour
d’elle et les feuilles de palmier poussaient sur des arbustes bas, elle
aurait du mal à refaire rapidement le chemin inverse. La loi de la
"sélection naturelle" est astucieuse, mais il lui est parfois
difficile de s’exprimer. Mickey, lui, a trouvé une solution
beaucoup plus radicale pour exercer l’ingénieuse idée de la
création. Chez lui "l’adaptation au milieu" n’est
pas un principe, la méthode de l’âpre lutte pour la vie en
bute à des obstacles, mais une recréation constante, incessante,
jamais ralentie, s’adaptant aux circonstances. Mickey n’attend pas
dix mille ans si les dattes poussent un peu plus haut qu’avant. Il lui
suffit d’un instant pour rallonger son cou de girafe, pour se pousser,
s’il faut, des ailes, des dents, des griffes, qui "seraient
utiles" pour un être normal : pour lui si "une chose
serait utile" alors "qu’elle soit". Il n’a pas
besoin non plus d’aller chez le voisin chercher des moyens pour exprimer
ses passions ou pour parer à d’éventuelles
insuffisances : ce ne sont pas ses joies et ses chagrins que Mickey adapte
à ses données physiques, mais ce sont ces données
qu’il adapte à ses désirs et à ses exigences. Si son
personnage ne s’avère pas suffisamment élastique, il
emprunte simplement des capacités cachées dans son milieu inerte,
averti par des signes extérieurs. C’est ainsi qu’il
crée un orchestre wagnérien avec des ustensiles de cuisine, ou
des petits cochons stridents, la queue du chat, s’il veut projeter sa
douleur orageuse. C’est ainsi que dans sa joie il fait danser les
montagnes, les maisons, les arbres et les étoiles, autant de servants
obéissants, bien domptés de ses humeurs. Le monde de Mickey est
celui de la liberté et du pouvoir illimité, et il doit pourtant être un monde humain
parfait, sans qu’il y manque le charme de la gaucherie et de la
maladresse qui éveillent la pitié. Mickey est puissant et
immortel comme les dieux, sans cesser de pouvoir être aussi une petite souris
tremblante et frémissante, sinon où irait-il trouver le plaisir
de la libération et de la rédemption ?
Mickey est demi-dieu légendaire des souris
– un Übermouse, créé tout
autant que l’Übermensch par la philosophie et la spéculation.
Mais ce ne sont pas des dogmes et des sciences qui ont donné un
fondement à cette philosophie et à cette spéculation,
c’est l’imagination ludique, germée d’une
rêverie joyeuse et d’éclatants désirs.
L’enfant qui joue transforme le monde en un
jouet, les vivants comme les morts. Nous, enfants adultes, continuons
volontiers si nous pouvons.
Mickey a franchi un pas nouveau. Il a promu son
milieu, les créatures, mobiles ou non, du ciel et de la terre, de jouets
en camarades de jeu.
Ciel et terre enchantés, jouent avec lui, participent
à sa ronde.
Je cite un détail bref comme un éclair
– dans le flot vertigineux des dessins le public ne s’en est
peut-être pas aperçu, ça n’a duré qu’un
instant.
Des instruments de musique courent, ils veulent venger
Mickey que le patron a jeté dehors parce qu’il a donné une
sérénade. De vieux violons, des violoncelles, des trompettes
courent dans un long alignement.
Au milieu d’eux un piano.
Celui-ci court bien sûr sur ses trois pattes, en
grinçant de son dentier de touches de clavier. Mais même comme
cela, il claudique manifestement.
J’essaye de mieux observer pour comprendre la cause de cette
claudication.
L’une des jambes du piano est en
bois.
Comprenez bien : en général, tous
les pieds d’un piano sont en bois. Et c’est un piano ordinaire,
on peut donc supposer que bien qu’il coure, il est entièrement en
bois. Mais si c’est un jouet, qu’il soit un jouet. La circonstance
qu’habituellement les trois pieds d’un piano sont en bois, ne peut
pas priver le piano du droit dont jouissent les autres êtres vivants, de
porter une jambe artificielle si ça lui plaît : ce
n’est pas de sa faute, il ne peut pas être puni pour autant,
être exclu du rang des vivants, parce que par hasard on fabrique les
prothèses de jambe aussi en bois. Cette jambe artificielle qu’on
lui a posée, il faut donc l’interpréter de façon que
ce piano, en plus d’avoir les trois pieds en bois, un des trois est un
pied de bois qui est en bois, pour
éveiller compassion et pitié dans nos cœurs pour ce cher
vieux piano invalide.
À partir de ce petit détail on peut
comprendre l’univers de Mickey.
Ce ne sont pas des défigurations d’une
tête écervelée – l’adjectif
"grotesque" ne caractérise pas du tout l’art de Mickey.
Au pays des fées où se déroule l’action,
règnent des lois sages et intelligentes : le trait principal de ce
royaume est la solidarité,
l’affection et l’entraide. Ici tout veut ressembler à
L’Homme en tant que centre est plus important
ici, que les lois ennuyeuses de la biologie des savants naturalistes.
Si un piano se comporte à la façon des
humains, s’il est fier et orgueilleux, rancunier ou compréhensif –
alors il est digne de participer à toutes les joies et tous les chagrins
de l’homme.
Et aussi à ses rêves les plus
rafraîchissants, les plus extravagants.
Or au pays des rêves, au pays des fées,
au pays de l’imagination, au pays des hommes, un pied de bois en bois
n’est pas la loi générale,
c’est juste une possibilité, un cerceau de fer en bois si vous voulez – car dans ce pays ce
n’est pas
C’est ce qu’a découvert ce nouveau
grand humoriste dont sur le moment j’ignore même le nom.
Pesti Napló, le 31 janvier 1931.